Petite histoire d’une bibliothèque centenaire
Il y a un siècle ouvrait, rue Sherbrooke, dans l’imposant édifice de granit gris faisant face au parc La Fontaine, la Bibliothèque centrale de la ville de Montréal. Inaugurée en 1917 par Joseph Joffre, maréchal de France, immense héros de guerre, elle constituait presque une révolution. Parmi les grandes villes d’Amérique du Nord, Montréal détenait en effet jusque-là le triste titre de championne en matière de méfiance envers les bibliothèques publiques. C’est à une femme d’exception, Éva Circé-Côté (1871-1949), qu’on allait dans une large mesure confier la conservation et le développement de cette institution de première importance.
En 1901, le maire Raymond Préfontaine avait sollicité l’aide financière du milliardaire de l’acier Andrew Carnegie afin de construire une bibliothèque publique. Carnegie avait souhaité offrir à Montréal
150 000$ pour la construction de ce bâtiment, soit l’équivalent de plus de 3,5 millions aujourd’hui, à la seule condition que la Ville entretienne une vraie collection de livres.
Entre 1883 et 1929, la fortune de Carnegie sera utilisée pour construire plus de 2500 bibliothèques municipales et universitaires à travers le monde, surtout aux États-Unis, en Angleterre et au Canada. Mais à Montréal, l’Église s’élève tout de suite contre ce projet: l’offre de Carnegie est inlassablement débattue au conseil municipal jusqu’en 1904. Les opposants s’interrogent davantage sur les modalités qui permettraient de favoriser la censure plutôt que la lecture. L’argent de Carnegie finit par être refusé !
Professeure, libre-penseuse, polémiste, chroniqueuse, dramaturge, Éva Circé-Côté est bibliothécaire pour gagner sa vie dans un monde où elle est sans cesse mise à l’écart en raison de ses idées de progrès social. Elle se désespère du manque d’entrain de ses concitoyens à comprendre le rôle d’une bibliothèque publique digne de ce nom dans la vie moderne.
En 1914, alors qu’elle se livre à un inventaire des six cabinets de lecture que compte la Ville de Montréal à titre de bibliothèque, elle se voit forcée de constater qu’à la différence de ce que soutiennent les rapports officiels, leur situation est épouvantable. Si le greffier de la municipalité estime à un demi-million de titres l’ensemble des livres, elle en arrive à conclure qu’il y a environ 100 000 volumes disponibles, dont 66 000 sont déposés à la bibliothèque Fraser, un lieu qui fait l’objet d’un interdit de l’Église catholique. Comme bibliothécaire, Circé-Côté va ruser constamment avec les autorités pour pouvoir acquérir des ouvrages. L’Église en viendra à se plaindre d’elle. Et son supérieur immédiat ne se fera pas prier pour diminuer substantiellement son salaire sans diminuer sa charge de travail.
Il faut attendre la veille de la Première Guerre mondiale pour que la Ville de Montréal admette enfin l’importance d’une bibliothèque publique qui ne soit pas vouée qu’à la diffusion d’ouvrages techniques. Montréal, alors la métropole du Canada, va consacrer moins d’un demi-million de dollars à la construction de cette bibliothèque de la rue Sherbrooke. Le bâtiment de style Beaux-Arts est dessiné par l’architecte Eugène Payette, qui a aussi travaillé aux plans de la bibliothèque Saint-Sulpice, le magnifique bâtiment de la rue Saint-Denis qui demeure aujourd’hui abandonné malgré les annonces de projets censés lui redonner vie.
L’ouverture de la nouvelle bibliothèque, en 1917, rend disponible au public une imposante collection de références en histoire canadienne issue de la collection du bibliophile québécois Philéas Gagnon. Les précieux documents qui constituent cette collection — livres, brochures, journaux, revues, estampes, gravures, portraits — peuvent être consultés sur place. Ils s’ajoutent à une collection en libre circulation.
À la bibliothèque, le supérieur de Circé-Côté se plaint de la présence d’enfants venus fréquenter les livres après leurs jeux au parc juste en face. Il entend les chasser. Circé-Côté plaide au contraire qu’il est nécessaire de créer un espace consacré aux jeunes lecteurs. En 1941, une bibliothèque pour enfants sera ouverte au sous-sol de l’édifice. Et pour les femmes en particulier, Circé-Côté souligne la nécessité urgente de les encourager à lire autre chose que des romans à l’eau de rose.
De pauvres antécédents
À l’égard des institutions publiques consacrées à la lecture et à la culture, la Bibliothèque centrale pallie tardivement des manques très importants.
Vers 1780, la moyenne de l’alphabétisation dans le Bas-Canada, c’est-à-dire plus ou moins le Québec de l’époque, est de 16 %. Il faut attendre 1796 pour voir l’apparition d’une première bibliothèque par souscription à Montréal. Cette bibliothèque est liée à l’Exchange, l’ancêtre de la Bourse de Montréal. Ce ne sont que des gens privilégiés qui y ont accès.
À la fin du XIXe siècle encore, l’idée même de bibliothèque continue, à Montréal, d’être liée à un affrontement d’idées. La Bibliothèque centrale de Montréal supplée bien tardivement à un manque criant. Et l’univers de la censure religieuse n’en continue pas moins de régner pendant plusieurs décennies encore.
Même lorsqu’ils n’y ont jamais pénétré, la plupart des Québécois reconnaissent l’image de cette bibliothèque comme le rideau de scène des terribles émeutes des fêtes de la Saint-Jean de 1968. C’est en effet sur les marches du bâtiment, où l’on avait construit une estrade pour l’occasion, que Pierre Elliott Trudeau encaissera sans trop broncher le tir de projectiles divers. Cet homme qui niait l’existence de la nation à la fête de laquelle il assistait se retrouvait dos à une bibliothèque pour faire face à ses opposants, à la veille de son élection comme premier ministre du Canada. L’image a fait sa fortune.
En 2005, la Bibliothèque centrale ferme ses portes. Ses collections sont regroupées avec celles de la toute nouvelle Grande Bibliothèque qui ouvre ses portes à quelques rues de là. En 2009, l’édifice est rebaptisé du nom du poète Gaston Miron, lequel n’avait cessé de souligner l’importance de ce lieu.
À l’occasion du centenaire de la bibliothèque de la rue Sherbrooke, une demi-journée de réflexion sur la place et le rôle des bibliothèques sera organisée, le 16 novembre, à l’édifice de BAnQ dans le Vieux-Montréal, au 535 de l’avenue Viger Est. L’événement, ouvert à tous, se tiendra en présence d’experts de l’histoire des bibliothèques.