Le Devoir

L’arrestatio­n de Guy Ouellette et la persécutio­n des lanceurs d’alerte

- MAURICE CUSSON Centre internatio­nal de criminolog­ie comparée de l’Université de Montréal

La récente arrestatio­n du député Guy Ouellette apparaît comme un signe supplément­aire de la dérive qui emporte le monde des enquêtes policières. D’après Le Devoir du 26 octobre, cette arrestatio­n «pourrait être liée aux fuites sur l’enquête portant entre autres sur l’ancien premier ministre Jean Charest». Des fuites vers les médias d’éléments d’une enquête de l’UPAC auraient à leur tour déclenché une enquête interne pour débusquer les sources. Le Devoir du 27 octobre rapporte que le chef de l’UPAC, Robert Lafrenière, a expliqué qu’il avait décidé de faire arrêter le député Ouellette pour «sécuriser les éléments de preuve» et pour connaître l’identité des auteurs de la fuite.

Les enquêteurs de l’UPAC semblent penser que ces «sources» ont informé Jean Charest qu’il faisait l’objet d’une enquête. Hypothèse peu vraisembla­ble: qui croira que M. Ouellette voulait faire diffuser dans les médias des informatio­ns pour inciter l’ancien premier ministre à détruire les documents compromett­ants en sa possession? Qui croira que M. Charest — qui est dans le collimateu­r des policiers et des journalist­es d’investigat­ion depuis des années — aurait été assez stupide pour négliger de détruire des documents risquant de le conduire en prison? De façon générale, dès qu’une enquête démarre, et même avant, un suspect tant soit peu intelligen­t sait ce qu’il risque et fait tout pour effacer ses traces. Par conséquent, ceux qui prétendent que les divulgatio­ns vers des médias d’informatio­n sur les enquêtes majeures les feraient capoter se trompent.

Une obscure histoire

Cette affaire n’est pas sans rapport avec une autre obscure histoire: celle de l’espionnage des appels téléphoniq­ues envoyés et reçus par le chroniqueu­r de La Presse Patrick Lagacé et plusieurs autres journalist­es, comme ceux de l’émission Enquête de Radio-Canada. Les révélation­s des faits entourant cette affaire nous ont fait découvrir que les développem­ents depuis 25 ans de la téléphonie cellulaire et de l’écoute électroniq­ue ont conduit la police à se laisser aller à user et à abuser de l’espionnage électro-téléphoniq­ue. Les services de police ont ainsi été conduits à amasser de manière intrusive des masses de données numériques. Ces données — qui contiennen­t énormément de «bruit» — devront ensuite être décodées, élaguées, analysées, ce qui prend énormément de temps… et ralentit tout le processus des poursuites criminelle­s. C’est ainsi que les lenteurs de notre justice sont devenues tellement scandaleus­es que la Cour suprême a ordonné de nombreux arrêts de procédures à l’occasion de procès qui s’étaient éternisés durant des années et des années non seulement faute de juges, mais aussi par la faute d’enquêteurs incapables de produire des rapports lisibles dans des délais raisonnabl­es, étant submergé par la masse des données qu’ils avaient accumulées.

Si nous en jugeons par l’affaire Ouellette et par celle des journalist­es d’investigat­ion de La Presse et de Radio-Canada, certains des «crimes» qui déclenchen­t ces écoutes électroniq­ues intrusives et longues ne sont pas d’une gravité extrême. Et il se pourrait bien que les suspects recherchés soient tout bonnement des policiers qui transmetta­ient des éléments d’informatio­n à des journalist­es. Ces informateu­rs méritent-ils d’être pourchassé­s et châtiés ? Ceux qui répondent «oui» à cette question devraient prendre conscience que le temps perdu à persécuter des lanceurs d’alerte fait négliger la lutte contre les vrais crimes, comme les grandes fraudes liées à la corruption, sans oublier les meurtres et les viols dont de nombreux procès avortent à cause des lenteurs des enquêtes et de notre justice. Cette chasse aux «sources» dissuade les lanceurs d’alerte, freine la nécessaire circulatio­n d’informatio­ns et, par conséquent, nuit à la recherche de la vérité, une vérité nécessaire à toute bonne justice.

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