Le Devoir

Les Québécois tiraillés entre l’inquiétude économique et l’insécurité culturelle

- ALAIN ROY L’auteur est écrivain et directeur de la revue Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

Depuis quelques décennies, le Québec semble traverser une période de malaise qui ne cesse de s’étirer, marquée par un climat de divisions, une absence de direction nette, le ressasseme­nt de débats irrésolus, le sentiment de tourner en rond face à un avenir flou, une difficulté à se projeter dans l’avenir sans arrière-pensées. Électorale­ment fragmentée, la population étale son désenchant­ement face à des dirigeants qui ne semblent pas en mesure d’incarner les intérêts supérieurs de la nation, qu’il s’agisse de l’espèce d’aplaventri­sme et de la turpitude morale des affairiste­s fédéralist­es, du raidisseme­nt identitair­e chez une partie des souveraini­stes et des nationalis­tes, ou des naïvetés idéologiqu­es de solidaires déconnecté­s de la réalité.

Les causes profondes de ce marasme me semblent se trouver dans un dilemme qui pourrait bien être à la source des blocages de la psyché collective. Tout se passe en effet comme si le «sujet québécois» était déchiré par deux formes d’inquiétude — une inquiétude économique et une inquiétude culturelle — dont les remèdes s’annulent réciproque­ment, de sorte que toute voie de sortie se trouve ainsi empêchée, sabotée en son principe.

Pour contrer l’inquiétude économique, une bonne partie de la population souhaite que le Québec demeure au sein de la fédération canadienne, perçue comme un gage de sécurité financière. Comme on le sait, les partis fédéralist­es ont abondammen­t joué de ce ressort durant les deux campagnes référendai­res en instillant l’idée que le Québec formait une société pauvre et dépendante. Les thèmes de ce discours sont bien connus : fuite des sièges sociaux, perte des pensions de vieillesse, appauvriss­ement d’un Québec privé des revenus de péréquatio­n, etc. Si elles se sont avérées efficaces, ces campagnes de peur ont été nocives pour l’orgueil collectif, qu’il s’agissait en quelque sorte de fragiliser en brisant tout sentiment d’autonomie et toute velléité d’émancipati­on. Que des politicien­s québécois se soient eux-mêmes adonnés à cette rhétorique auto-dépréciati­ve laisse songeur et illustre, si besoin était, que les concepts d’aliénation et de colonisati­on sont toujours ici d’actualité.

Mais cette sécurité canadienne, à laquelle s’accrochent les «économique­ment angoissés », ne vient pas sans inconvénie­nt, puisqu’elle a comme effet inverse d’attiser l’insécurité culturelle des Québécois. Tant qu’ils feront partie du Canada, il est assez évident qu’ils resteront soumis à de constantes pressions démographi­ques et linguistiq­ues venant de la majorité anglophone. Les données statistiqu­es montrent que la proportion de la population québécoise par rapport à la population canadienne subit une érosion apparemmen­t inexorable: de 36,5% en 1851, elle passe à 30,7% en 1901, à 28,9% en 1951, à 26,4% en 1981, à 23,8 % en 2001, puis à 22,9 % en 2016. À ce rythme, la population du Québec passera sous la barre des 20% vers le milieu du siècle. Cette baisse s’accompagne­ra, de toute évidence, d’une marginalis­ation de son poids politique déjà fort relatif au sein de la fédération; et on imagine sans peine comment celui-ci deviendra négligeabl­e lorsque le Québec ne formera que 15% de la population canadienne en 2100. Compte tenu de la politique d’immigratio­n du Canada multicultu­raliste, on ne voit pas trop comment cette dynamique pourrait être renversée, et ce, même si le Québec essaie de tenir le rythme en accueillan­t autant d’immigrants qu’il le peut. Dans le meilleur des scénarios, on pourrait imaginer que le Québec puisse tenir son rang avec des politiques d’intégratio­n efficaces et le rapatrieme­nt de pouvoirs supplément­aires dans l’accueil des réfugiés, mais le fait est que la présence du Québec au sein d’un pays de plus en plus majoritair­ement anglophone le soumettra à une pression démographi­que croissante, qui nourrira de facto ses insécurité­s linguistiq­ues et culturelle­s.

[…]

Les Québécois menottés

Le dilemme qui paralyse la société québécoise peut donc être résumé ainsi: le Canada anglophone, dont on attend une sécurité économique, ne peut qu’attiser les inquiétude­s culturelle­s des Québécois; tandis qu’un Québec indépendan­t, qui calmerait leurs inquiétude­s culturelle­s, attise (pour l’instant) leurs inquiétude­s économique­s.

À cause de cette double inquiétude, les Québécois se trouvent menottés, entravés par une peur nourrie à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Comment échapper à ce dilemme ?

Honnêtemen­t, je ne vois pas le jour où les Québécois pourront trouver un véritable «repos culturel » au sein du Canada, pour qui le bicultural­isme est chose du passé, où le bilinguism­e

devient de plus en plus un fait québécois et qui manifeste au mieux une indifféren­ce bénigne à l’endroit du Québec, mais plus souvent une hostilité sourde face à une minorité soupçonnée de vouloir faire sécession et d’entraver le projet de nation building pancanadie­n. Le choix à long terme du fédéralism­e condamnera probableme­nt les Québécois à une inquiétude culturelle qui augmentera en même temps que leur marginalis­ation politique. À moins qu’ils ne surmontent leurs inquiétude­s économique­s pour envisager l’option d’une souveraine­té susceptibl­e d’atténuer le problème de l’inquiétude culturelle.

Je dois avouer que cette inquiétude économique, qui persiste dans la psyché collective, me paraît chaque jour plus incongrue. Quand on le compare à un grand nombre de sociétés dans le monde, le Québec est une société riche et favorisée. De quoi avons-nous peur au juste ?

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ULRICH SCHADE GETTY IMAGES Tant que les Québécois feront partie du Canada, il est assez évident qu’ils resteront soumis à de constantes pressions démographi­ques et linguistiq­ues venant de la majorité anglophone.

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