Les Québécois tiraillés entre l’inquiétude économique et l’insécurité culturelle
Depuis quelques décennies, le Québec semble traverser une période de malaise qui ne cesse de s’étirer, marquée par un climat de divisions, une absence de direction nette, le ressassement de débats irrésolus, le sentiment de tourner en rond face à un avenir flou, une difficulté à se projeter dans l’avenir sans arrière-pensées. Électoralement fragmentée, la population étale son désenchantement face à des dirigeants qui ne semblent pas en mesure d’incarner les intérêts supérieurs de la nation, qu’il s’agisse de l’espèce d’aplaventrisme et de la turpitude morale des affairistes fédéralistes, du raidissement identitaire chez une partie des souverainistes et des nationalistes, ou des naïvetés idéologiques de solidaires déconnectés de la réalité.
Les causes profondes de ce marasme me semblent se trouver dans un dilemme qui pourrait bien être à la source des blocages de la psyché collective. Tout se passe en effet comme si le «sujet québécois» était déchiré par deux formes d’inquiétude — une inquiétude économique et une inquiétude culturelle — dont les remèdes s’annulent réciproquement, de sorte que toute voie de sortie se trouve ainsi empêchée, sabotée en son principe.
Pour contrer l’inquiétude économique, une bonne partie de la population souhaite que le Québec demeure au sein de la fédération canadienne, perçue comme un gage de sécurité financière. Comme on le sait, les partis fédéralistes ont abondamment joué de ce ressort durant les deux campagnes référendaires en instillant l’idée que le Québec formait une société pauvre et dépendante. Les thèmes de ce discours sont bien connus : fuite des sièges sociaux, perte des pensions de vieillesse, appauvrissement d’un Québec privé des revenus de péréquation, etc. Si elles se sont avérées efficaces, ces campagnes de peur ont été nocives pour l’orgueil collectif, qu’il s’agissait en quelque sorte de fragiliser en brisant tout sentiment d’autonomie et toute velléité d’émancipation. Que des politiciens québécois se soient eux-mêmes adonnés à cette rhétorique auto-dépréciative laisse songeur et illustre, si besoin était, que les concepts d’aliénation et de colonisation sont toujours ici d’actualité.
Mais cette sécurité canadienne, à laquelle s’accrochent les «économiquement angoissés », ne vient pas sans inconvénient, puisqu’elle a comme effet inverse d’attiser l’insécurité culturelle des Québécois. Tant qu’ils feront partie du Canada, il est assez évident qu’ils resteront soumis à de constantes pressions démographiques et linguistiques venant de la majorité anglophone. Les données statistiques montrent que la proportion de la population québécoise par rapport à la population canadienne subit une érosion apparemment inexorable: de 36,5% en 1851, elle passe à 30,7% en 1901, à 28,9% en 1951, à 26,4% en 1981, à 23,8 % en 2001, puis à 22,9 % en 2016. À ce rythme, la population du Québec passera sous la barre des 20% vers le milieu du siècle. Cette baisse s’accompagnera, de toute évidence, d’une marginalisation de son poids politique déjà fort relatif au sein de la fédération; et on imagine sans peine comment celui-ci deviendra négligeable lorsque le Québec ne formera que 15% de la population canadienne en 2100. Compte tenu de la politique d’immigration du Canada multiculturaliste, on ne voit pas trop comment cette dynamique pourrait être renversée, et ce, même si le Québec essaie de tenir le rythme en accueillant autant d’immigrants qu’il le peut. Dans le meilleur des scénarios, on pourrait imaginer que le Québec puisse tenir son rang avec des politiques d’intégration efficaces et le rapatriement de pouvoirs supplémentaires dans l’accueil des réfugiés, mais le fait est que la présence du Québec au sein d’un pays de plus en plus majoritairement anglophone le soumettra à une pression démographique croissante, qui nourrira de facto ses insécurités linguistiques et culturelles.
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Les Québécois menottés
Le dilemme qui paralyse la société québécoise peut donc être résumé ainsi: le Canada anglophone, dont on attend une sécurité économique, ne peut qu’attiser les inquiétudes culturelles des Québécois; tandis qu’un Québec indépendant, qui calmerait leurs inquiétudes culturelles, attise (pour l’instant) leurs inquiétudes économiques.
À cause de cette double inquiétude, les Québécois se trouvent menottés, entravés par une peur nourrie à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Comment échapper à ce dilemme ?
Honnêtement, je ne vois pas le jour où les Québécois pourront trouver un véritable «repos culturel » au sein du Canada, pour qui le biculturalisme est chose du passé, où le bilinguisme
devient de plus en plus un fait québécois et qui manifeste au mieux une indifférence bénigne à l’endroit du Québec, mais plus souvent une hostilité sourde face à une minorité soupçonnée de vouloir faire sécession et d’entraver le projet de nation building pancanadien. Le choix à long terme du fédéralisme condamnera probablement les Québécois à une inquiétude culturelle qui augmentera en même temps que leur marginalisation politique. À moins qu’ils ne surmontent leurs inquiétudes économiques pour envisager l’option d’une souveraineté susceptible d’atténuer le problème de l’inquiétude culturelle.
Je dois avouer que cette inquiétude économique, qui persiste dans la psyché collective, me paraît chaque jour plus incongrue. Quand on le compare à un grand nombre de sociétés dans le monde, le Québec est une société riche et favorisée. De quoi avons-nous peur au juste ?