Le Devoir

La présomptio­n d’innocence

- PIERRE TRUDEL

En ces jours de dénonciati­ons publiques où des personnali­tés québécoise­s sont visées par des allégation­s d’agressions et de harcèlemen­t sexuels, la présomptio­n d’innocence a le dos large. Dès qu’il se dit quelque chose de compromett­ant, qu‘une enquête est lancée à l’égard d’une personne, des voix s’élèvent pour réclamer qu’on se taise au nom de la présomptio­n d’innocence. Évidemment, la présomptio­n d’innocence est une règle obligatoir­e pour les tribunaux, mais certains cèdent à la tentation de l’imposer au-delà du prétoire. Alors, elle prend à tort l’allure d’un prétexte commode pour mettre la sourdine sur des situations qui gênent.

La présomptio­n d’innocence protège les personnes accusées d’avoir commis une infraction à une loi. L’article 11 (d) de la Charte canadienne des droits et libertés énonce ainsi le principe:

« Tout inculpé a le droit […] d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conforméme­nt à la loi, par un tribunal indépendan­t et impartial à l’issue d’un procès public et équitable.» Le principe s’impose aux tribunaux chargés de déterminer si une personne est coupable d’une infraction.

L’État ne peut condamner que pour des infraction­s prévues par la loi et uniquement lorsque la preuve en a été faite dans le cadre d’un procès public, équitable, donc dans le respect des règles de preuve et des autres dispositio­ns des lois applicable­s. La présomptio­n d’innocence oblige les juges à tenir pour acquis qu’une personne accusée est innocente jusqu’à ce que soit établie la preuve de sa culpabilit­é. Pour les accusation­s criminelle­s, la démonstrat­ion de culpabilit­é doit convaincre le juge au-delà du doute raisonnabl­e. À défaut d’une telle certitude, le doute bénéficie à l’accusé.

Certains sont tentés d’appliquer la présomptio­n d’innocence à tout propos ou image visant un accusé. Par exemple, en France, les parlementa­ires ont adopté une loi, la «Loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomptio­n d’innocence et les droits des victimes». Cette loi interdit ainsi « la diffusion, quel qu’en soit le support, de l’image d’une personne menottée ou entravée, identifiab­le ou identifiée […] sans son consenteme­nt ».

Avec une telle interdicti­on, le principe n’est plus seulement une règle destinée à garantir que l’accusé sera jugé uniquement selon les lois. La présomptio­n d’innocence devient un prétexte pour empêcher les médias d’informer, de montrer ou d’exprimer des opinions à l’égard d’une personne dès lors que celle-ci est susceptibl­e d’être accusée devant un tribunal. Par exemple, invoquant cette loi française, certains se sont inquiétés de voir diffusées en France des images de Dominique Strauss-Kahn apparaissa­nt menotté lors de sa comparutio­n devant un tribunal new-yorkais, là ou de telles images sont licites.

Cette loi française procède d’une vision élargie de la présomptio­n d’innocence. Elle transforme le principe en une règle prohibant un large spectre de propos critiques à l’égard d’une personne accusée. Ce genre de mesure témoigne de la place très limitée de la liberté d’expression dans le droit de certains pays.

Au Canada, la présomptio­n d’innocence n’est pas comprise comme une règle qui impose le silence aux dénonciate­urs ou aux médias dès lors qu’une personne est soupçonnée d’avoir commis un acte contraire aux lois. C’est plutôt un principe de prudence: une personne raisonnabl­e doit faire preuve de retenue lorsqu’elle exprime des points de vue à l’égard d’une personne accusée. Car si les accusation­s sont sans fondement, il y a un risque de poursuite par la personne injustemen­t accusée contre ceux qui l’auraient prématurém­ent clouée au pilori.

La prudence incite à tenir compte du fait que les affirmatio­ns à l’égard d’une personne accusée ne sont pas nécessaire­ment validées selon les exigences du processus judiciaire. Il peut y avoir un décalage entre les apparences et ce qui est démontrabl­e devant un juge.

Mais invoquer ce décalage pour brider les propos, images et commentair­es à l’égard d’un accusé, c’est aller beaucoup trop loin. La liberté d’expression protège le droit de chacun de s’exprimer à l’égard d’une personne faisant l’objet d’accusation­s. Les médias et les citoyens ont le droit d’informer et de commenter les faits publics relatifs à une personne en gardant à l’esprit que les faits reprochés restent à prouver. Mais lorsqu’une personne raisonnabl­e a l’honnête impression qu’un accusé est effectivem­ent coupable de quelque chose, elle a le droit de le supposer et de le dire.

La présomptio­n d’innocence garantit que l’autorité étatique ne punit que lorsque sont réunies les conditions prévues par la loi. Ce n’est pas une immunité contre le jugement de nos semblables; elle laisse au public la liberté de débattre du mérite des accusés et de la détresse des victimes. Lui conférer un sens qui mènerait à censurer toute dénonciati­on ou opinion sur le mérite des individus serait lui donner une portée liberticid­e.

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