« Modern classical » ou pop instrumentale ?
Le « modern classical » est cautionné par les éditeurs les plus en vue. Pourquoi ce phénomène ?
Ils s’appellent Max Richter, Ludovico Einaudi ou Johann Johannsson et sont les figures de proue du «Modern classical». Les parutions se multiplient avec une première compilation estampillée Deutsche Grammophon, intitulée Expo 1. Ludovico Einaudi affiche complet ce mercredi à la salle Wilfrid-Pelletier. De quoi est fait ce genre qui tente de se parer d’une aura de classique des temps modernes ?
Philippe Renaud avait, en avril dernier, présenté dans Le Devoir le phénomène sous le prisme du public venu de la musique pop en ces termes: «Tout indique que cet amalgame de styles musicaux, naviguant quelque part entre la musique classique, la bande originale de films et la musique électronique ambiante, connaîtra bientôt son apogée. […] Cette musique suscite la curiosité en s’immisçant dans l’univers de la musique pop et, du coup, en séduisant un auditoire mieux branché sur les nouveaux courants musicaux qui semble échapper à l’attraction de la musique classique traditionnelle. »
Quel que soit l’angle par lequel on l’approche, le «Modern classical» a une visée: engendrer la quiétude, l’évasion spirituelle ou une sorte d’«hypnose» auditive par une répétition ou un habillage de mélodies simples — enrichissement qui peut se faire par l’électronique.
Pourquoi classique?
Qu’est-ce qui est classique dans le «Modern classical»? Principalement le fait que ce soit souvent un dérivé affadi du minimalisme tel que l’a conceptualisé Philip Glass. Ludovico Einaudi est le maître et héros du genre, son succès est donc logique
Il est aujourd’hui quasiment supplanté par Max Richter, qui joue sur une palette sonore plus large. Le GermanoBritannique, qui s’est piqué de «recomposer» les Quatre saisons de Vivaldi, est devenu quasiment la locomotive de la Deutsche Grammophon avec quatre parutions en deux mois cet automne : l’album Infra et les musiques de Taboo, Henry May Long et Black Mirror Nosedive.
Le bon filon n’a pas échappé aux fins observateurs des tendances du marketing musical. C’est qu’en matière de cash, le «Modern classical» a désormais pris la place du crossover pour remplir les caisses, d’autant que les pièces brèves, qui vont avec des titres éloquents, se prêtent au téléchargement et au streaming à la pièce — le jour où le streaming sera raisonnablement rétribué.
Sauf cynisme, il n’y a absolument rien de mal à cela: dans l’équilibre des catalogues classiques, le crossover (et, donc, son remplaçant moderne) a toujours servi à fournir de la trésorerie pour financer des projets nobles. Le problème survient lorsque cette tendance devient une fin en soi. C’est ce qui rendait perplexe et inquiet Alain Lanceron, président de Warner Classics, interrogé par Le Devoir. Il redoutait que le streaming influe fortement sur la politique d’enregistrement à court terme: «Le streaming favorise ce qu’on appelle l’easy listening. L’archétype de ce phénomène numérique est Ludovico Einaudi. » Faut-il craindre un appauvrissement de l’offre de musique classique? Se jeter dans la facilité serait un renoncement.
Un mauvais moment
De ce point de vue, voir cette pop instrumentale chercher à revêtir des habits du classique est d’une perversité dangereuse au pire moment : celui où de vrais compositeurs tentent, sérieusement, de reconnecter le public avec l’univers de la musique classique. Ainsi, le compositeur de musiques de films Howard Shore, en composant des concertos, poursuit la mission que s’était assignée Mike Horner avant sa mort tragique. On peut aussi citer Kevin Puts, dont nous avons commenté un CD samedi, ou, ici, Samy Moussa, Maxim Goulet et Airat Ichmouratov, par exemple.
La première phrase de la notice de compilation Expo1 réalisée par Deutsche Grammophon commence par la phrase suivante, sous la plume d’un certain Stefan Hentz : «S’il existe quelque chose comme le progrès en musique, il se trouve, au XXIe siècle, dans l’effondrement des frontières musicales.»
Vendre le mouvement le plus réactionnaire que l’on puisse imaginer sur l’argument du «progrès musical», voilà bien un retour de balancier au prorata de l’arrogance de l’avantgarde qui a anéanti le contact du public avec la musique dite classique après la Seconde Guerre mondiale. Le «Modern classical» n’est pas classique, car la musique classique, aussi dite «savante occidentale» s’est construite sur la création, l’enrichissement et le développement des idées musicales, pas sur la rengaine, le ressassement et l’appauvrissement.
Si vous voulez néanmoins tendre l’oreille à ce nouveau genre et vous faire une idée par vous-même, la compilation Expo 1, qui va de Chilly Gonzales à John Cage (!) vous permet de faire le tri. Mes deux coups de coeur sont cependant Nordic Noir, de la violoniste Mari Samuelsen, avec, parmi d’autres, un compositeur fascinant dans le genre nommé Uno Helmersson, et, dans le registre très différent de l’easy listening mélodique, le touchant CD de piano de Benny Andersson (ex-ABBA), Piano, paru chez Deutsche Grammophon. Cet irrésistible foisonnement de mélodies nous rappelle que la bonne pop instrumentale n’est pas sans noblesse. Expo 1. Compilation Johannsson, Richter, Beving, Arnalds, Gonzales. DG 2CD 482 8283. Nordic Noir. Mari Samuelsen, Trondheim Soloists. Decca 481 4879. Piano. Benny Andersson. DG 479 8143.