Une tragédie urbaine en dix actes
Les gens de Shenzhen de Xue Yiwei expose la solitude de gens ordinaires
Dans la rudesse et la grisaille de Shenzhen, cette mégapole du sud de la Chine devenue un symbole du capitalisme triomphant, la solitude va de soi. On l’attend. Tout est dans la manière de la mettre en scène, cette solitude, de l’imprimer dans l’os de ses victimes et de la raconter, mine de rien, jusqu’à rendre son spectateur inconfortable. C’est précisément ce que réussit Xue Yiwei dans son recueil de nouvelles Les gens de Shenzhen, le premier livre traduit en français de l’écrivain chinois établi depuis 15 ans à Montréal.
Peu de dialogues, des phrases courtes et un ton étrangement aride — mais non sans intensité — forment ces dix histoires pleines d’amertume, où ne perce aucune lumière. Ou si peu. Chaque nouvelle suit un personnage sans nom, réduit à un état ou à une profession (une secrétaire, une mère, un père, un marchand ambulant) — des figures comme une métaphore de l’anonymat des villes-pieuvres. Dans l’omniprésence de Shenzhen et de ses quelque 11 millions d’habitants, leurs petites tragédies ordinaires éclosent: l’échec du mariage, les pics violents de l’amour, la brutalité de jeunes voyous, les ravages de l’honneur et de la pression sociale, très marqués en Chine.
Ces hommes et ces femmes, tous suintants du spleen de leurs drames, subissent ou adoptent des comportements étranges, quand ils ne sont pas dérangeants. Prenons l’excellente Le prodige, où un brillant garçon en apprentissage du piano attribuera plus tard sa « médiocrité » à la rigidité de ses parents et à des abus plus terribles encore. Ou La secrétaire, où une femme ambitieuse se heurte au désir vulgaire de son misérable patron. Ou encore Le père, où un homme dévoile à son fils un secret révoltant sur sa mère qui vient de mourir. L’humanité, ici, n’a pas de masque; elle se déploie crûment.
Dans ces histoires en apparence très simples puisque racontées simplement, Xue Yiwei manie au contraire une structure redoutable. Que l’action débute dans le présent ou dans le passé, nous voilà bientôt tournoyant dans les années au moyen de monologues, de rappels ou d’ellipses inattendues. Cette manière, parfois plus dure à suivre étant donné l’absence de noms propres, est particulièrement réussie dans Le dramaturge, où le protagoniste évoque ce qu’on pourrait appeler la clé de voûte du recueil. «Comme des poupées russes, écrit-il, une pièce de théâtre se camoufle toujours à l’intérieur d’une autre pièce, et il est souvent impossible de savoir quelle est la cause et quel est l’effet.»
Dans ce théâtre, donc, Shenzhen devient palpable, mais d’une manière habilement abstraite. Sans doute est-ce parce que Xue Yiwei la connaît bien : il y a enseigné durant 13 ans avant d’immigrer au Canada. L’auteur avait connu la Révolution culturelle durant sa jeunesse, puis l’arrivée de l’Occident en Chine, un paradoxe qu’il sème un peu partout dans Les gens de Shenzhen — on y rencontre James Joyce, Shakespeare, Vivaldi, Paul Auster, Ingres, Jane Austen… Dans un recueil qui transpire la Chine, ce décalage (qui en est de moins en moins un) est fascinant.
Ce que murmure en soustexte Les gens de Shenzhen, c’est que le plus minuscule, bien souvent le plus douloureux, est au fond la mesure étalon du monde. Que l’existence est faite à la fois du carton-pâte d’une représentation absurde et des traits grossiers d’un théâtre de rue qui n’est pas joué, mais véritablement vécu. Car des Shenzhen, et ses gens, il y en a des millions.