L’opéra en relais du cinéma
The Exterminating Angel donne une seconde vie à un chef-d’oeuvre de Luis Buñuel
Enprogrammant The Exterminating Angel, le nouvel opéra de Thomas Adès, dans sa série de diffusions Met Live in HD, samedi dernier, le Metropolitan Opera savait qu’il ne remplirait pas autant les salles qu’avec Tosca ou Carmen. Mais il fallait l’oser, d’autant que l’initiative était un juste retour des choses, là où tout a commencé : au cinéma.
The Exterminating Angel est le décalque opératique de L’ange exterminateur tourné par Luis Buñuel au Mexique en 1962. Depuis quelques années, le cinéma (plutôt que la littérature et les oeuvres théâtrales) devient la source principale des nouveaux opéras. Nous avons vu à Montréal Silent Night ( d’après Joyeux Noël, de Christian Carion) et Dead Man Walking (d’après le film de Tim Robbins, 1996).
Entre autres exemples célèbres, il y a eu l’opéra de Charles Wuorinen sur Brokeback Mountain, dernier accomplissement de Gérard Mortier à Madrid et, pas plus tard que samedi dernier, c’était au tour d’Alfred Hitchcock d’être adapté lorsque l’English National Opera, présentait à Londres la première de Marnie, opéra de Nico Muhly.
Il serait facile de multiplier les exemples, de généraliser et de titrer un article « Le cinéma au secours de l’opéra ». Mais le cas de The Exterminating Angel de Thomas Adès nous montre qu’il convient d’y réfléchir à deux fois. Sans aller jusqu’à parler de « sacralisation d’un objet cinématographique », l’expérience comparée, dans ce cas précis, montre que loin de seulement se nourrir de l’oeuvre originale, l’opéra peut apporter — y compris par le décalage du temps — une relecture passionnante. Il est vrai qu’avec Buñuel et Adès deux vrais génies créatifs se confrontent à travers le temps,
Une féroce critique
La critique de la bourgeoise est au coeur du cinéma surréaliste et onirique de Buñuel. Dans L’ange exterminateur, une réception mondaine dans un chic manoir, après une représentation de Lucia di Lammermoor, vire au cauchemar. Alors que tous les ser viteurs ont déserté la riche villa, les invités ne parviennent pas à quitter la pièce. Leur irrésolution, née des conventions bourgeoises, s’est transformée en barrière physique. Cloîtrés pendant des jours alors que le vernis craque, ils voient l’espace clos devenir un monde de violence, où se lâchent les instincts les plus primaires. La libération se fait en rejouant la scène « qui coince » et en libérant le désir, l’envie véritable, sans la formalité des conventions sociales, un peu sur le mode « on aime bien votre soirée, mais là on est fatigués, on rentre… ».
Adès et son colibrettiste et metteur en scène Tom Cairns collent très étroitement aux mots du scénario de Buñuel. Entre le film de 1962 et 2016, date de création de l’opéra, on gagne une touche de modernité. Les personnages d’Adès sont mieux définis, plus quadras qu’interchangeables bourgeois quinquagénaires et, surtout, le centre de gravité de la raison, représenté par le Docteur Conde (John Tomlinson, voix étonnamment préservée à 71 ans !) est un point d’ancrage fort utile.
La musique apporte les dimensions oniriques de Buñuel, avec les ondes Martenot, et incarne harmoniquement l’irrésolution, dans la scène clé du piano. Elle vilipende elle aussi la bourgeoisie, avec des pastiches de Johann Strauss, notamment dans la scène de la tentative de viol de l’acte III.
Ades et Cairns évacuent les coups de griffe de Buñuel à la franc-maçonnerie ainsi que le finale vitriolé contre l’Église catholique (après leur libération, les bourgeois moutonniers vont s’enfermer dans une église!), satire antireligieuse que Cairns distille partiellement dans la mise en scène.
La musique est tendue comme le climat. Notre ténor québécois Frédéric Antoun crevait l’écran en séduisant Raul Yevenees au sein d’une vraie équipe. On attend toutefois d’Adès qu’il cesse de parsemer ses opéras de ces piaillements suraigus créés sur mesure pour Audrey Luna. L’histoire l’attend. Et elle est plus grande que ça. THE EXTERMINATING ANGEL Opéra de Thomas Adès (2016) mis en scène par Tom Cairns et dirigé par le compositeur. Le Metropolitan Opera au cinéma, samedi 18 novembre. Rediffusions les 9, 11 et 13 décembre (selon les cinémas).