Le Devoir

Quel est ce mur que frappent les immigrants ?

Alors qu’aux quatre coins du Québec, des employeurs déplorent le manque de main-d’oeuvre disponible, des milliers d’immigrants se tournent les pouces en attendant qu’on les rappelle. Le Forum du ministre David Heurtel saura-t-il nommer le mur qui les sépa

- ISABELLE PORTER à Québec

Débarquées du Cameroun avec leurs diplômes, Cécile et Germine n’arrivent pas à trouver d’emploi depuis leur arrivée au Québec et doivent recourir à l’aide alimentair­e de leur quartier pour joindre les deux bouts. Dans la file du Comptoir alimentair­e de Notre-Dame-de-Foy, au moins le tiers des gens qui attendent sont des immigrants, récents pour la plupart.

Cécile est arrivée avec son mari il y a un peu plus d’un an. «Mon conjoint et moi, on a décidé d’aller découvrir d’autres pays et, comme il y avait un programme lancé d’immigratio­n canadienne, on s’est dit : “Pourquoi pas ?” »

Elle travaille en droit des affaires; lui est informatic­ien. Ont-ils trouvé un emploi ?

«Non», rétorque la juriste. «Il a fait de grosses études là-bas. Ici bon, tu recommence­s presque tout à zéro. Moi, avec ma licence en droit, dans mon pays, je suis au top, mais ici, je suis…» Ils ont donc repris des études. « Ça ne nous dérange pas. Puisqu’on est là, on n’a pas le choix. C’est surtout l’équivalenc­e qui dérange. »

À l’autre extrémité de la file, Fatima et Shamaa ont vécu sensibleme­nt la même chose. «On est venues ici comme immigrante­s qualifiées», raconte Fatima, qui a quitté la Mauritanie avec sa famille, il y a trois ans. « Je suis professeur­e d’anglais au niveau secondaire, mon mari a un doctorat en génie chimique. »

«On leur a fait miroiter cultures» une société ouverte aux Louise Hudon, travailleu­se de milieu

Faute d’emploi, elle a repris des études pour devenir éducatrice en garderie. Son mari, lui, est rentré en Mauritanie.

« Il n’a pas réussi à trouver un travail dans son domaine. Et les ménages, il n’aime pas ça. Alors, il a gardé son travail dans notre pays comme directeur dans une société. » Depuis, il revient « tous les deux ou trois mois », dit-elle.

Dans ce secteur de la ville, les travailleu­rs qualifiés sans emploi sont légion, note Louise Hudon, travailleu­se de milieu. « On leur a fait miroiter une société ouverte aux cultures, mais jamais ils n’auraient pensé rencontrer une telle barrière pour la reconnaiss­ance des diplômes », dit-elle.

« Même au niveau des employeurs, ils disent que ce n’est pas toujours évident non plus. Il y a du racisme. Il ne faut pas se mettre la tête dans le sable. Cela n’est pas juste envers les musulmans. »

D’autres soutiennen­t que c’est moins un problème de racisme que de critères de sélection. «Je reçois énormément d’appels d’entreprise­s, mais ce qu’ils recherchen­t, ce ne sont pas des travailleu­rs qualifiés, mais des travailleu­rs manuels», avance Lekbir Kherrati, coordonnat­eur du Service d’intégratio­n au marché du travail par objectifs (SIMO) de Montréal. «Ça prend des gens qui sont prêts à travailler dans des usines, des entrepôts. »

Pendant ce temps, dans les rangs de campagne

Le Forum sur la valorisati­on de la diversité et la lutte contre la discrimina­tionorgani­sé par le ministre de l’Immigratio­n, David Heurtel, vise justement à aborder ces enjeux. Né des vestiges de la controvers­ée commission sur la discrimina­tion systémique, l’exercice doit avoir lieu ce mardi au Terminal des croisières à Québec.

Quatre thèmes sont au programme : l’emploi, la formation, la francisati­on et la lutte contre la discrimina­tion. La journée vise à «trouver des solutions concrètes basées sur les meilleures pratiques», avait annoncé le ministre lors de l’annonce.

Pour le gouverneme­nt, l’enjeu est d’emblée économique en raison des pénuries de travailleu­rs qualifiés un peu partout au Québec. Entre janvier et septembre, le taux de chômage s’élevait à 6,2% alors qu’il s’élevait à 8,8% chez les immigrants. Si cet écart est en baisse depuis deux ans, il reste néanmoins supérieur à ce qu’on observe en Ontario.

Dans le petit village de Sainte-Françoise, dans le Centre-du-Québec (450 habitants), on pense avoir trouvé une façon d’intégrer des réfugiés au marché du travail. Depuis l’an dernier, deux enseignant­es de francisati­on ont réussi à placer sept immigrants — tous népalais — dans des entreprise­s agricoles de la MRC de Bécancour. Avec leurs familles, cela totalise 17 personnes, et une famille syrienne de plus est attendue d’ici Noël.

«Pour les peu scolarisés, ça pourrait être une avenue pour le Québec», explique Céline Auger. « Il y a de la place dans les villages. Il y a des immigrants avec des profils ruraux », ajoute sa collègue Suzanne Laroche.

Or, pour que les gens choisissen­t de rester, il faut investir dans l’intégratio­n des gens, les faire sortir de chez eux, dit Mme Auger. «On a pris le temps pour chaque famille. […] On s’est assurés que ces gens-là s’intégraien­t. »

Les employeurs sont en outre partie prenante dans le projet et acceptent de libérer des heures pour la francisati­on. De concert avec la Caisse populaire locale, certains ont même financé une partie du projet. Leur motivation: recruter et former des employés qui vont s’établir dans le coin pour de bon et revitalise­r le village.

Céline Auger ajoute que « ça prend des cours de francisati­on adaptés» avec des horaires atypiques et adaptés. « On peut donner des heures de francisati­on à la ferme. Avec Jamal [le nouveau travailleu­r originaire de Syrie], je pointe des choses, je lui dis les mots et il les enregistre sur son téléphone cellulaire. Il progresse à un rythme surprenant.»

Or, faire financer le projet par le gouverneme­nt n’a pas été simple, avancent les deux femmes, parce qu’il ne s’insère pas dans les «cases» des programmes de subvention­s existants. «Ça prend de la flexibilit­é pour rendre les choses possibles sur le terrain. »

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FRANCIS VACHON LE DEVOIR Depuis l’an dernier, sept immigrants népalais se sont trouvé des emplois dans des entreprise­s agricoles de la MRC de Bécancour.

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