Le Devoir

Théâtre Wajdi Mouawad triomphe à Paris

Sa dernière pièce de théâtre, Tous des oiseaux, est jouée en quatre langues

- CHRISTIAN RIOUX Correspond­ant à Paris

Au Québec, Wajdi Mouawad s’est fait discret depuis la célèbre polémique qui avait entouré il y a quelques années sa présentati­on d’une trilogie inspirée de Sophocle et mettant en scène le controvers­é chanteur Bertrand Cantat. Mais, à l’abri des polémiques, le dramaturge, comédien et metteur en scène est loin d’être demeuré absent des scènes françaises, où il dirige depuis l’an dernier le prestigieu­x Théâtre de La Colline. L’auteur québéco-libanais y triomphe d’ailleurs ces joursci avec une pièce-fleuve intitulée Tous des oiseaux et interprété­e en quatre langues par des comédiens venus d’autant de pays différents.

Acclamée par la critique parisienne, cette saga de quatre heures, jouée en anglais, en hébreu, en arabe et en allemand est même devenue l’événement de la saison théâtrale. Wajdi Mouawad y met en scène le drame d’une famille juive écartelée entre New York, Berlin et Jérusalem, déchirée entre trois génération­s et surtout torturée par ses propres démons, qui sont aussi ceux du siècle dernier. Et du nôtre…

Tout commence dans ce qui pourrait être la New York Public Library. Eitan, un jeune universita­ire juif tombe amoureux d’une jeune Américaine d’origine palestinie­nne. Le scientifiq­ue ne jure que par les molécules et l’ADN. La doctorante fait une thèse sur un diplomate, voyageur et historien du XVe siècle, Hassan Ibn Muhamed el Wazzân. De retour d’un pèlerinage à la Mecque, celui qui se fera appeler Léon l’Africain fut fait captif par des corsaires chrétiens et livré au pape Léon X. À sa libération, il se convertit au christiani­sme. L’idée de la pièce est née de la rencontre avec sa biographe, l’historienn­e juive Nathalie Zemon Davis, qui vit à Toronto.

On reconnaît ici les thèmes de prédilecti­on de l’auteur d’Incendies et de Littoral, ceux de l’identité et de la recherche des racines. À Jérusalem, la présentati­on par Eitan de sa fiancée à sa famille, venue spécialeme­nt de Berlin, offre l’occasion de broder un drame tout en nuances où la sauvagerie des attentats se mêle aux tragédies familiales les plus intimes. «Je vais oser aller dans le territoire de l’ennemi», a déclaré Mouawad qui se dit fasciné par la «taqiya», qui autorise le musulman sous la contrainte à dissimuler sa foi.

Loin de la mièvrerie multicultu­relle

L’auteur, lui-même libanais maronite qui a grandi au Québec, aurait pu sombrer dans le discours convenu sur la «diversité» qui règne en maître un peu partout. Il a au contraire choisi d’affronter la réalité tragique d’un monde violent et éclaté en donnant la première place aux mots. Dans un décor réduit au minimum où les parois se transforme­nt au gré de l’histoire, c’est l’hébreu, l’allemand, l’arabe et l’anglais qui rythment véritablem­ent cette pièce où chacun s’exprime avec son propre accent sans le moindre compromis. Pour cela, Mouawad s’est entouré des meilleurs traducteur­s. Il a choisi des comédiens israéliens, allemands, suisse et belge afin de faire résonner la douceur ou la violence de chaque phrase.

Loin de la mièvrerie du discours multicultu­rel où tout se dissout dans une sorte de globish abêtissant, on voit ici s’affronter les êtres, les identités et les accents dans leur vérité brute. C’est ce qui fait de Tous les oiseaux une tragédie, dans le sens grec du terme. Sauf à la toute fin de la pièce — mais il ne s’agit là que d’un péché véniel —, l’auteur passe du rire aux larmes avec une dextérité d’autant plus étonnante que les spectateur­s, rivés à leur siège, doivent suivre le récit en lisant en permanence les sous-titres projetés au-dessus de la scène.

Mouawad jouit pour cela d’une distributi­on exceptionn­elle, bien que pratiqueme­nt inconnue autant à Paris qu’à Montréal. La grande comédienne israélienn­e Leora Rivlin qui interprète une grand-mère renfrognée domine la pièce par le regard ironique et résigné qu’elle jette sur le monde. Le jeune Jérémie Galiana, né à Bruxelles d’une mère allemande et d’un père américain, est aussi une révélation.

À La Colline, sans en dire plus, on nous assure qu’une tournée internatio­nale est prévue. Des contacts ont évidemment eu lieu au Québec. On ne peut qu’espérer que la pièce y sera bientôt applaudie comme celle d’un fils prodigue enfin de retour.

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PHOTOS SIMON GOSSELIN Loin de la mièvrerie du discours multicultu­rel où tout se dissout dans une sorte de globish abêtissant, on voit ici s’affronter les êtres, les identités et les accents dans leur vérité brute.
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La distributi­on est exceptionn­elle, bien que pratiqueme­nt inconnue autant à Paris qu’à Montréal.

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