Le Devoir

Le Québec a posé son plus grand défi à la juge en chef

Le renvoi sur la sécession a amené la Cour suprême à la frontière du droit constituti­onnel et de la politique

- HÉLÈNE BUZZETTI Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

Elle a présidé le plus haut tribunal du pays pendant presque 18 ans, et des causes difficiles, elle en a traité beaucoup. Mais selon Beverley McLachlin, qui a quitté vendredi son poste de juge en chef de la Cour suprême du Canada, la plus délicate et périlleuse aura été celle sur la sécession du Québec.

«C’était un très grand défi parce que la question se trouvait à la frontière du droit constituti­onnel et de la politique. Nous devions être très prudents dans ce que nous allions dire, avec ce que nous allions faire», a raconté Mme McLachlin, alors qu’elle se prêtait au jeu de la conférence de presse vendredi pour marquer son départ. «Il fallait répondre à une question très difficile, et notre tâche consistait à essayer d’offrir un conseil qui soit le plus positif et le plus utile pour le Canada et ceux qui devaient prendre ces décisions sur l’avenir du Canada. »

En 1998, la Cour suprême avait eu à répondre à trois questions soumises par le gouverneme­nt fédéral, à savoir si le Québec pouvait procéder unilatéral­ement à sa sécession en vertu de la Constituti­on du Canada, s’il le pouvait en vertu du droit internatio­nal et, en cas de conflit entre les deux réponses, laquelle avait préséance. Pour la petite histoire, lorsque le précédent juge en chef de la Cour suprême, feu Antonio Lamer, a tiré sa révérence en 2000, il avait accordé une entrevue exclusive au Devoir dans laquelle il avait lui aussi désigné ce renvoi comme étant un des deux plus importants arrêts qu’il avait rendus.

C’est dans la foulée de ce renvoi qu’Ottawa a fait adopter sa loi dite «sur la clarté» exigeant une majorité claire à une question claire pour que l’obligation du Canada de négocier une sécession soit engagée. Cette majorité n’a jamais été chiffrée.

Héritage

Mme McLachlin s’est montrée réticente à parler héritage, soulignant que les juges ne choisissen­t pas vraiment les questions portées à leur attention. Néanmoins, elle se dit «très fière de ce que la Cour a contribué au développem­ent de lois sur les droits autochtone­s et au projet de réconcilia­tion ».

La juge en chef sortante n’a pas voulu dire si elle estime que les magistrats de la Cour suprême devraient absolument être bilingues. Cette question divise les parlementa­ires depuis que Stephen Harper a nommé deux unilingues anglophone­s à la Cour.

«De plus en plus, on a des juges bilingues à la Cour et je pense que c’est important d’avoir des juges bilingues, a-telle indiqué. Est-ce que la Cour peut fonctionne­r avec un, deux ou trois juges qui ne sont pas bilingues? Oui, l’histoire a prouvé que la Cour est capable de fonctionne­r et a fonctionné très bien. Idéalement, il faut un haut niveau de bilinguism­e sur le banc. » Le juge Michael Moldaver est le seul unilingue anglophone qui siège à l’heure actuelle.

Mme McLachlin a aussi été invitée à revenir sur ses déclaratio­ns publiques récentes à propos des agressions sexuelles dans un contexte d’insatisfac­tion envers le traitement de celles-ci par le système judiciaire. «Une personne n’a pas droit à un verdict particulie­r, seulement à un procès équitable basé sur la preuve», avait-elle lancé dans un discours destiné à un parterre de 200 juristes. Rappelant qu’une condamnati­on mène à la perte de la liberté, Mme McLachlin avait souligné qu’un accusé avait le droit à une défense robuste. «Il y a une tension évidente entre les droits essentiels dans un procès criminel et les attentes que nourrissen­t parfois les plaignants. Le droit criminel doit composer avec cette tension. »

Elle ne regrette pas ses propos. «Les gens ont le droit de réagir, a-t-elle indiqué. Malheureus­ement, il y a de temps en temps un cas qui soulève des problèmes regrettabl­es, mais nous devrions garder à l’esprit qu’il y a chaque année au Canada des milliers de procès pour agression sexuelle, et si l’un d’entre eux tourne mal, on ne devrait pas pour autant juger le système dans son entier.»

Retour sur Jordan et Carter

La juge en chef sortante s’est par ailleurs montrée circonspec­te et très réticente à commenter des causes récentes. Que pense-t-elle, par exemple, des critiques qui ont suivi l’arrêt Jordan imposant des délais judiciaire­s fixes plus courts? Dans la foulée de cet arrêt, au moins quatre accusés de meurtre ont été relâchés. « J’ai vu ça. Comme juge, mes réactions ne sont pas du tout pertinente­s.»

Quant à l’aide médicale à mourir, Mme McLachlin est l’une des quatre juges qui ont signé en 1993 une dissidence en faveur de la procédure dans la cause de Sue Rodriguez. Vingt-deux ans plus tard, le même tribunal, sous sa direction, exprimait une opinion unanime autorisant l’aide médicale à mourir.

«J’ai eu le même point de vue avec Rodriguez et Carter. Ce qui a changé, c’est la preuve sociale qui a démontré aux juges que la société a changé.»

Et le gouverneme­nt, lui, a-til bien compris le jugement en l’interpréta­nt comme ne s’appliquant qu’aux personnes déjà en fin de vie ? « Je suis certaine que les gens qui l’ont lu l’ont compris », a-t-elle répondu, énigmatiqu­e. Alors, les législateu­rs l’ont-ils lu? «Aucun commentair­e. »

Et sur ces mots, la grande dame posée a quitté l’amphithéât­re, gardant précieusem­ent son secret pour elle.

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JUSTIN TANG LA PRESSE CANADIENNE La juge en chef de la Cour suprême, Beverley McLachlin, a quitté ses fonctions vendredi, rencontran­t la presse avec qui elle a évoqué certaines causes importante­s qu’elle a présidées.
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