Le Devoir

Lettre au barbu qui mange trop de biscuits

Lettre au barbu qui mange trop de biscuits

- Joblo

«Cherpetit papa Noël,

En principe, vous ne faites pas de favoritism­e, pas de méritocrat­ie (malgré les vaines menaces parentales), pas de racisme. Vous versez encore dans le jouet genré, mais on vous pardonne; être une fille ou un garçon, ce n’est plus aussi simple qu’avant. Vos lutins ont certaineme­nt prévu une case “autre”.

Pour ceux qui n’ont pas d’adresse, je ne sais trop comment vous programmez votre GPS. Je vous dis ça, parce que depuis ma dernière visite à Paris, il y a six ans, le paysage a quelque peu changé. On croise des tentes sur les trottoirs dans les beaux quartiers. J’imagine qu’après un moment, on finit par s’habituer au choc visuel, mais personne n’a envie de vivre dans un abri Tempo.

Comme toutes les grandes villes trop chères (7e place dans le monde), Paris avait l’habitude de confiner sa misère dans la périphérie. Mais là, ces tentes installées sur des palettes, c’est l’anti-Instagram et, surtout, cela nous renvoie aux inégalités, à l’injustice de notre naissance ou du hasard.

Et Noël n’est-il pas la nuit où l’on voudrait que les humains soient tous pétris de joie, égaux devant le petit Jésus et la tourtière, avec une crèche où se réchauffer?

Il fait un froid humide et pénétrant dans Paris ; dans les églises, on gèle aussi. La Charlotte de Notre-Dame n’avait même pas de tente, je ne sais pas comment elle a pu tenir. Moi, c’est Saint-Séverin, dans le 5e, mon pèlerinage, mon autel vers le ciel et mon temple d’art sacré où l’invisible m’accueille à la lueur des lampions.

On fait la queue à Notre-Dame pour y entrer; ici, à une enjambée, en contournan­t le marché de Noël avec ses habituels kiosques de fromages fermiers et vin chaud, personne. Seul l’orgue se plaint en fa mineur, en répétition pour le concert de Bach du vendredi. Et en principe, les pauvres sont admis gratuiteme­nt au paradis. Il paraît qu’on n’est jamais seul dans une église. Sans honte, on ferme les yeux dans l’abandon.

L’autre paradis

Je ne vous apprendrai rien, père Noël, l’art sacré possède des vertus balsamique­s. Et la beauté peut nous emplir de joie, un instant ou plusieurs. “J’ai vu un ange dans le marbre et j’ai seulement ciselé jusqu’à l’en libérer.” C’est de Michel-Ange, paraît-il. Nous voici prêts à voler dans son sillage de beauté. Joyeux Noël.

J’y pensais en marchant vers la Fondation Cartier. J’ai croisé là, boulevard Raspail, une autre tente, campée sur la bouche d’air du métro. Chauffage fourni par la RATP. Le contraste avec la façade vitrée et luxueuse du musée érigé par la joaillerie m’a frappée. Mais jamais autant que le “voilier” de verre élevé au bois de Boulogne par Louis Vuitton, une autre fondation, un musée somptueux où le MoMA s’est installé quelques mois. Ça vaut le détour, si jamais vous passiez par là.

L’art contempora­in aspire lui aussi au sacré et l’atteint parfois. Sur la façade, le LV entrelacé évoque un “LoVe” qui aurait échappé ses deux voyelles, celles du coeur. Ne reste que cette symbolique de marque où le blanc et l’argent règnent, un faste digne de Versailles, version XXIe siècle, et la certitude que “Là, tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et volupté”, pour citer Baudelaire.

Père Noël, tandis que mon économiste de mari assiste à une conférence sur les inégalités avec le célèbre Thomas Piketty, je suis muette face à la philanthro­pie capitalist­e revêtue du suaire de la générosité et de l’altruisme. Les fondations sont des véhicules d’évitement fiscal par excellence. On nous réclame 16euros en prime à l’entrée, une somme.

Ici, les guides sont des “médiateurs” au phrasé impeccable, sortes de pages assurant la traduction entre le jargon artistique et nous, pauvres illettrés.

Devant un tas de bonbons en papillotes au coin d’un mur, j’apprends que l’artiste a conçu une “oeuvre à protocole” où 136kg de bonbons symbolisen­t le poids de deux amants lovés dans l’invisible et qui vont disparaîtr­e. L’artiste et son compagnon sont morts du sida. Son oeuvre fait foi de l’impermanen­ce d’un bonbon qui fond sur la langue. Les visiteurs repartent avec un bonbon qui pèse lourd.

Dans quel monde Vuitton?

Voyez, père Noël, ici, on dit “Happy Noël”, on ne s’enfarge pas dans les “bonjour-hi”. La religion du “shopping” se porte bien. Et certains ont beaucoup pigé dans le plat de bonbons. Au Canada, aux États-Unis et en Europe de l’Ouest, le 1 % a profité de 28 % de la hausse des revenus entre 1980 et 2016, alors que le 50 % du bas n’a récolté que 9%. Des peanuts. Et cela s’accentuera de plus en plus, selon Piketty et les économiste­s qui l’assistent pour dénoncer cette aberration du fossé abyssal qui se creuse comme une fausse commune.

Tout cela, ce ne sont que des chiffres, mais lorsque vous voyez une tente devant un musée de richard élevé au nom du mécénat et du don intéressé, les pourcentag­es prennent la forme d’une réalité plus crue que les huîtres sur les étals devant les brasseries. Sur un mur, dans le chic Marais, j’ai croqué ce dessin d’un petit Africain assis dans un seau LV. C’est écrit: “Dans quel monde Vuitton ?”. Du street art, comme on dit ici.

Paris est cruel pour les infortunés; mieux vaut y passer en touriste qu’en misérable, Victor Hugo en a fait un roman. L’amour ne coûte rien, mais donner envie d’aimer, dans un

monde d’apparences, ça demeure dispendieu­x.

C’est dans la salle 10 de cette sainte chapelle Vuitton, aux murs blancs comme l’innocence et la vertu, comme le cercueil de Johnny Hallyday, tiens, que j’ai connu une épiphanie de messe de minuit en écoutant Le motet à quarante voix de Janet Cardiff. Quatorze minutes de ce choeur enregistré séparément, craché par 40 haut-parleurs faisant cercle autour des coeurs pénétrés.

“Je veux croire que tant que des êtres humains chantent ensemble, le monde est sauvé”, dit Blanche de Richemont dans son Petit dictionnai­re de la joie.

Joyeux joyeux. À l’impossible, nul n’est tenu. Mais si vous n’êtes pas trop nul, père Noël, c’est le moment de débarrer les portes des musées puisque les églises sont vides. Entrée libre. Ce sera Noël tous les jours. »

«Ah ! Il existe tant de choses entre ciel et terre rêvées» que les poètes sont les seuls à avoir Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoust­ra « » Ta joie sert le monde Blanche de Richemont

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PHOTOS JOSÉE BLANCHETTE LE DEVOIR Croqué sur un mur du chic Marais, à quelques jours de Noël, du «street art» contre la pauvreté: Dans quel monde Vuitton?
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Sur les beaux boulevards, on plante sa tente.
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JOSÉE BLANCHETTE à Paris

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