L’OSM pourrait scruter les années Dutoit
Tout en refusant de commenter les allégations d’agressions sexuelles qui visent son ancien directeur musical, la direction de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) a indiqué jeudi qu’elle n’exclut pas de fouiller son passé pour voir si des situations semblables ont pu survenir lors du long règne de Charles Dutoit.
«La direction actuelle [la directrice générale, Madeleine Careau, est en poste depuis 2000] n’a jamais été saisie de plaintes ou de témoignages concernant des inconduites sexuelles de la part de M. Dutoit auprès de musiciennes de l’OSM », a indiqué au Devoir la chef des relations publiques de l’OSM, Pascale Ouimet.
Mais, à la suite des allégations rapportées jeudi par l’Associated Press (AP), l’institution «ne ferme pas la porte à une vérification de cas d’inconduites ou de harcèlement concernant les musiciennes de l’OSM sous la direction artistique de M. Dutoit», a ajouté Mme Ouimet.
Cette dernière a aussi précisé que, si «la convention collective des musiciens prévoit déjà des mesures anti-harcèlement, il n’est pas exclu qu’une politique formelle élargie soit élaborée».
Autrement, l’OSM a fait valoir que «les allégations se rapportent à des événements qui se sont produits à l’extérieur de l’OSM: il ne serait pas opportun pour nous de les commenter». «Nos pensées accompagnent les femmes qui ont courageusement livré ces témoignages publiés aujourd’hui », a ajouté la responsable des relations publiques.
Des demandes d’entrevues à Lucien Bouchard (président du conseil d’administration depuis 2004 et ami personnel de M. Dutoit) et à Jacques Laurent (président du conseil d’administration entre 2000 et 2004) sont restées sans réponses jeudi. Quant à l’ancienne ministre Michelle Courchesne, qui a été directrice générale de l’OSM entre 1995 et 2000, elle a fait savoir qu’elle ne voulait pas commenter. Charles Dutoit n’a pu être joint.
Relations difficiles
Nommé en 1977 et réputé avoir une emprise absolue sur l’OSM, M. Dutoit a quitté l’institution en avril 2002 au terme de plusieurs années de conflit avec les musiciens et dans la foulée d’accusations de harcèlement psychologique.
La Guilde des musiciens et musiciennes du Québec (GMMQ — le syndicat des musiciens de l’orchestre) avait publié peu avant sa démission fracassante un communiqué évoquant «de très sérieuses plaintes de la part de nombreux musiciens de l’OSM qui ont enduré sans mot dire des années d’exactions psychologiques et verbales».
Le conflit a laissé des traces. Quand Charles Dutoit est revenu diriger l’OSM pour deux concerts au printemps 2016, la direction de l’orchestre a permis aux musiciens qui le souhaitaient de ne pas y participer et d’être néanmoins payés. Six d’entre eux ont choisi cette option.
Les gestes allégués de Charles Dutoit ont été vivement condamnés par la Guilde, jeudi. «Monsieur Dutoit ayant travaillé près d’un quart de siècle à Montréal et surtout à l’OSM, nous sommes extrêmement préoccupés par la situation et condamnons avec virulence ce type de comportement abject», a déclaré son président, Luc Fortin.
À Montréal, l’administration Plante envisage de retirer à Charles Dutoit la médaille de l’Ordre de Montréal, qui lui a été décernée l’an dernier. «Si les allégations se confirment, nous devrons lui retirer cette reconnaissance», a confirmé au Devoir le directeur des communications de Projet Montréal, Marc-André Viau.
Les révélations de l’AP ont par ailleurs ramené la journaliste Natasha Gauthier plus de 20 ans en arrière. Alors jeune critique de musique classique, elle avait reçu en 1995 la commande de faire un grand portrait de l’OSM et de son chef à travers une série d’entrevues dans le cadre d’une tournée.
«Déjà, il y avait des rumeurs sur lui, alors j’espérais également aborder cet angle-là pour montrer l’envers du décor», raconte-t-elle au Devoir.
Sa première rencontre avec le maestro a eu lieu dans sa loge, juste avant un spectacle à Lanaudière. Natasha Gauthier avait alors 24 ans. «J’arrive là avec mon calepin et mon enregistreuse. Tout de suite, il me demande si je suis mariée ou si j’ai un petit copain. Puis, il s’affale sur son divan comme un chat. Je commence l’entrevue, mais il se penche vers moi, il m’enlève mon calepin et mon crayon et dit: “C’est moi qui pose les questions”. Il met sa main sur mon genou, il me prend la main, il ne me lâche pas. À un moment donné, je lui reprends mon calepin – j’étais assez irritée – et je lui dis: “M. Dutoit, moi, je suis ici pour travailler. Et vous ?” Il n’a pas aimé ça, il est devenu un peu bougon.»
Une fois le concert commencé, la journaliste a posé des questions aux gens d’arrière-scène. «Je me demandais: s’il est comme ça avec une journaliste alors qu’il y a une enregistreuse sur la table, comment est-il avec les femmes qui dépendent de lui pour leur carrière, pour leur chèque de paye?» À l’entracte, on est venu la chercher. «On me reconduit à sa loge, il est furieux, il me dit: “On me dit que vous posez des questions impertinentes au sujet de ma vie privée. Tout est fini, je ne veux plus parler, sortez de ma loge, tout est annulé.”»
Dans son article, paru dans L’actualité en 1995, elle avait incorporé des passages sur les inconduites du maestro à son égard: des musiciennes l’ont remerciée de l’avoir fait.