Le Devoir

Le radar a des ratés

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Le premier ministre Justin Trudeau a enfreint la Loi sur les conflits d’intérêts en acceptant de séjourner sur l’île privée de l’Aga Khan l’hiver dernier. À part la honte rattachée au fait d’être le premier premier ministre ainsi pris en défaut, M. Trudeau ne subira aucune sanction, la loi n’en prévoit pas. Son jugement éthique et celui de son entourage en sortent toutefois ébranlés.

Àla veille de son départ à la retraite, la commissair­e aux conflits d’intérêts et à l’éthique, Mary Dawson, a réservé tout un cadeau au premier ministre. Après presque un an d’enquête, elle a conclu que M. Trudeau avait enfreint la loi et de plus d’une manière. Il a entre autres accepté ces voyages (il y en a plus d’un) chez l’Aga Khan, ce qui a pu amener les gens à penser qu’on les lui avait offerts dans le but de l’influencer.

La chronologi­e des événements fait en effet sourciller. L’Aga Khan avait lancé une invitation ouverte aux Trudeau pour séjourner sur son île. En février 2016, Sophie Grégoire-Trudeau s’en prévaut et demande si elle peut y aller avec ses enfants et une amie. Le 9 mars, un représenta­nt de l’Aga Khan demande une rencontre officielle entre ce dernier et le premier ministre pour le mois de mai. Le 11 mars, Mme Trudeau et ses compagnons de voyage arrivent sur l’île. Le 17 mai, la rencontre entre M. Trudeau et l’Aga Khan a lieu. Le 10 juillet, la ministre Marie-Claude Bibeau avise le Centre mondial sur le pluralisme, piloté par l’Aga Khan, que le versement de 15 millions accordé sous les conservate­urs a été autorisé. À la mi-juillet, Sophie GrégoireTr­udeau demande à la fille de l’Aga Khan si sa famille et des amis peuvent passer les Fêtes de fin d’année sur l’île. M. Trudeau n’a pas participé aux décisions concernant les organisati­ons du philanthro­pe ou le financemen­t du centre sur le pluralisme, mais les règles en matière de conflits d’intérêts ne visent pas seulement à prévenir les malversati­ons. Leur but premier est de maintenir la confiance des citoyens en leur gouverneme­nt. Par conséquent, il ne suffit pas d’éviter les situations de conflits d’intérêts, il faut aussi éviter celles où il y a apparence de conflits d’intérêts.

La loi permet d’accepter un cadeau d’un ami, un argument invoqué par M. Trudeau pour défendre son voyage chez l’Aga Khan, mais qu’a écarté Mme Dawson. Et pour cause. L’Aga Khan était proche du père de M. Trudeau et a eu quelques mots affectueux pour le fils, mais ce dernier et lui n’ont eu aucun contact personnel pendant 30 ans, sauf aux funéraille­s du père. Leurs rapports n’ont repris qu’après l’accession de Justin Trudeau à la tête du Parti libéral et ne se sont intensifié­s qu’après son élection à la tête du pays. La correspond­ance de l’Aga Khan faisait presque toujours référence aux dossiers en suspens. Tout cela aurait dû faire réaliser à M. Trudeau qu’une distance s’imposait.

Mme Dawson met en doute cette amitié, une conclusion que rejette M. Trudeau. Ce qui est dommage, car il devrait, « dans l’exercice de sa charge publique, […] mettre en suspens le développem­ent de liens d’amitié avec des personnes avec qui il est susceptibl­e d’avoir des rapports officiels. Il en va du respect de ses obligation­s de titulaire de charge publique », lui rappelle la commissair­e.

Un chef de gouverneme­nt ne peut éviter des contacts parfois étroits avec les riches et puissants, et M. Trudeau ne s’en cache pas généraleme­nt. Son équipe et lui ont toutefois été cachottier­s au sujet des voyages chez l’Aga Khan et des cocktails de financemen­t avec de riches investisse­urs chinois. Peut-être pour ne pas contredire leur image d’un gouverneme­nt au service de la classe moyenne, mais en agissant de la sorte, ils ont créé une impression d’hypocrisie.

Cette affaire, comme celles des cocktails de financemen­t et de la gestion des avoirs du ministre des Finances, Bill Morneau, est symptomati­que d’une incapacité de M. Trudeau, de son entourage et de plusieurs membres de son gouverneme­nt à anticiper ces situations de conflits potentiels, réels ou apparents. Leur hésitation à avouer ces voyages chez l’Aga Khan aurait dû faire sonner une cloche. Il y avait là un germe d’intuition que ça ne respectait pas les attentes de la population.

Malheureus­ement, le radar éthique de ce gouverneme­nt a des ratés. M. Trudeau a promis de soumettre ses plans personnels de voyage au nouveau commissair­e à l’éthique. Soit, mais il faudra davantage pour prouver que son équipe et lui ont affiné leurs réflexes.

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MANON CORNELLIER

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