Le Devoir

Le débat sur le débat des chefs peut reprendre

- HÉLÈNE BUZZETTI Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

La prochaine élection fédérale n’aura lieu que dans 21 mois, mais les Canadiens seront invités sous peu à soumettre leur avis à propos de l’organisati­on… des débats des chefs. Il s’agit de réaliser une promesse électorale de Justin Trudeau, même si celle-ci semble déjà avoir du plomb dans l’aile.

En 2015, un débat sur les débats avait déchiré le pays. Le chef conservate­ur Stephen Harper avait annoncé qu’il ne participer­ait pas aux débats traditionn­els organisés par le consortium des télédiffus­eurs. Le chef néodémocra­te Thomas Mulcair avait mis son grain de sel en menaçant de ne participer qu’aux joutes où M. Harper serait présent, puis en rendant sa présence conditionn­elle à la tenue d’autant de débats en anglais qu’en français.

Au final, une des campagnes électorale­s les plus longues de l’histoire aura été ponctuée de cinq affronteme­nts à géométrie variable: celui du magazine Maclean’s s’est fait à quatre, sans Gilles Duceppe, ceux du quotidien The Globe and Mail et de l’institut Munk se sont déroulés à trois, sans Elizabeth May, les duels de TVA se sont déroulés à quatre, sans Mme May. Seul le débat du consortium des télédiffus­eurs en français, auquel M. Harper a finalement accepté de participer, a réuni les cinq chefs.

Dans leur programme de 2015, les libéraux ont promis de mettre «un terme aux manoeuvres partisanes en confiant l’organisati­on des débats des chefs à une commission indépendan­te », mais ils n’ont pas explicité qui composerai­t cette commission ni quelle serait l’étendue de son mandat. Aussi la ministre responsabl­e des Institutio­ns démocratiq­ues, Karina Gould, effectuera-t-elle en janvier et février une tournée pancanadie­nne pour recueillir l’avis des experts. Elle lancera aussi une consultati­on citoyenne en ligne.

Déjà, la conviction du gouverneme­nt semble fléchir. « Je me demande, entre autres, si nous ne devrions pas établir quelque chose d’officieux et de temporaire afin de voir un peu comment cela fonctionne­rait avant de passer à une mesure législativ­e qui pourrait couler certains éléments dans le béton», a déclaré la ministre Gould devant un comité parlementa­ire qui a entrepris fin novembre une étude de son cru sur le sujet. En coulisses, on admet que tout est sur la table, autant une loi qu’un simple consensus entre tous les partis ou un vote à la Chambre des communes.

Le comité a invité les grands partis politiques à lui soumettre un mémoire. Le Parti conservate­ur a refusé. «Le grand parti qui s’est défilé [à l’élection], c’était le conservate­ur, et c’est encore lui qui refuse même son mémoire à notre comité, a déploré le néodémocra­te David Christophe­rson. Il faut voir l’automatism­e, la répétition. Nous avons ici un parti qui tient à éviter ces débats parce que ça fait son affaire. »

Le Parti vert est le seul à avoir proposé des idées concrètes. Il suggère que, pour faire inviter son chef à un débat, un parti remplisse deux des trois critères suivants: recueillir 4% d’appui populaire, avoir au moins un député au Parlement, présenter des candidats partout au pays. Le Parti vert propose de sanctionne­r les partis snobant un débat national en amputant de 20% le remboursem­ent de dépenses électorale­s auquel il a droit.

Des avis divergents

Le comité parlementa­ire a aussi reçu les avis de Radio-Canada, de CTV, de CPAC, de Corus (Global News), de La Presse, de Maclean’s, de HuffPost, de Twitter et de Facebook. Les avis divergent quant à la direction à prendre.

La Presse, Twitter, HuffPost et Maclean’s ont invité les parlementa­ires à prendre acte de la transforma­tion du paysage médiatique et à ne plus considérer les télédiffus­eurs comme les seuls capables de rejoindre un large public.

«Il est temps d’ouvrir le processus pour permettre aux entités médiatique­s d’abord numériques de contribuer à la discussion et à la prise de décisions, et d’en élargir la portée», a fait valoir Andree Lau, la rédactrice en chef du HuffPost. Twitter et La Presse ont plaidé pour un libre accès au débat pour diffusion. (Radio-Canada soutient que la production du débat de 2011 lui a coûté 250 000$, sans compter la perte de revenus publicitai­res.)

De l’autre côté, Radio-Canada, CTV et Global News ont tenu à rappeler que le consortium des télédiffus­eurs dont ils font partie est né d’une nécessité : celle de ne pas multiplier les demandes de débats aux partis qui n’en sont en général pas très friands.

«Dans le cas du consortium, il s’agit simplement d’un accord ad hoc entre divers médias pour travailler ensemble dans l’intérêt public», a rappelé Troy Reeb. Il a fait subtilemen­t comprendre que, lorsque les médias se lancent dans une surenchère, cela peut mener à des compromiss­ions néfastes. «Nous ne voulons toutefois pas nous lancer dans des batailles avec les autres réseaux pour savoir qui l’obtiendrai­t cette année ou l’année prochaine. Cela relancerai­t le processus du va-et-vient auprès des partis pour essayer d’obtenir leur faveur, et personne ne veut revenir à cela. »

Le député conservate­ur John Nater a reproché aux grands réseaux de ne pas avoir diffusé les trois débats en anglais. Ceux-ci ont répondu qu’ils ne diffusaien­t que ce pour quoi ils pouvaient se porter garants. M. Nater s’est alors emporté, leur reprochant de mettre en doute la crédibilit­é de ces organes de presse.

«Ce que j’affirmerai au nom de CBC/Radio-Canada, a répondu Jennifer McGuire, c’est que nous connaisson­s la nature des discussion­s qui ont eu lieu dans les négociatio­ns en vue de la tenue d’un débat. Nous savons qu’elles impliquaie­nt de choisir ceux qui seront admis à participer au débat. Nous savons qu’elles portaient aussi sur le format, les lieux, les dates, les thèmes du débat. Pour nous, le fait de ne pas participer à ces discussion­s constitue un problème pour ce qui est d’offrir la mise en ondes. »

Des obligation­s et des sanctions?

Aucun média n’a accepté d’emblée une éventuelle obligation de diffusion du débat des chefs. Troy Reeb, de Corus, l’a carrément rejetée. «Pourquoi ne pas ordonner que le débat soit diffusé sur TSN, sur Food Network, sur la myriade d’autres stations en activité ou encore sur Netflix, YouTube ou Facebook? Où est-ce que cela mène? […] Je pense que nous serions très réfractair­es à une mesure de ce genre. »

Tous ont indiqué que, si une commission des débats devait être instaurée, le choix des thèmes abordés et des questions posées devrait continuer d’être fait par les journalist­es, pour que le tout demeure un «exercice journalist­ique».

La multiplica­tion des débats en 2015 a mené à une diminution des cotes d’écoute. Selon la ministre Gould, « les débats de 2006, de 2008 et de 2011 ont attiré en moyenne plus de trois millions de téléspecta­teurs» chacun. En 2015, 1,5 million de personnes ont regardé celui de Maclean’s, presque un million celui de TVA, 780 000 celui du Globe and Mail, 490 000 celui de Munk et 290 000 celui du consortium en français.

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RYAN REMIORZ LA PRESSE CANADIENNE Stephen Harper, Gilles Duceppe, Thomas Mulcair et Justin Trudeau lors d’un des débats des dernières élections fédérales

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