Le Devoir

Les enfants de la crise du verglas en ressentent les effets

- ANDRÉANNE CHEVALIER

Il y a 20 ans, le Québec faisait face à l’une des plus grandes catastroph­es naturelles de son histoire. Entre le 4 et le 10 janvier 1998, la tempête de verglas a laissé jusqu’à 100 millimètre­s de pluie verglaçant­e sur son passage, plongeant dans le noir plus d’un million d’abonnés d’Hydro-Québec au pire de la crise. Premier texte d’une série à lire jusqu’à samedi sur cet épisode marquant.

Un grand stress vécu par une mère enceinte peut accroître des facteurs de risques chez l’enfant à naître.

Par exemple, parmi les participan­ts d’une étude nommée Projet Verglas, les filles dont les mères ont ressenti, enceintes, un stress plus élevé ont consommé plus de cannabis à 15 ans que celles dont les mères ont ressenti un stress moins grand.

Le Projet Verglas, mené par la professeur­e en psychiatri­e Suzanne King, étudie les conséquenc­es du stress subjectif (ressenti) et objectif (mesuré, par exemple, par le nombre de jours sans électricit­é) vécu par les femmes enceintes au moment de cette catastroph­e naturelle qui a figé sous la glace et plongé dans le noir une grande partie du Québec en janvier 1998. Il suit régulièrem­ent et depuis 20 ans des «enfants du verglas», nés dans la foulée de cet événement.

Il a été aussi observé qu’à l’âge de 19 ans, les filles du Projet Verglas qui ont une glande pituitaire plus grande ont une consommati­on plus élevée de cannabis.

«Ceci est important, car le pituitaire est la glande «maîtresse» du corps. Par exemple, elle contrôle la sécrétion des hormones de stress, de reproducti­on, de croissance, etc.», précise la chercheuse postdoctor­ale Sherri Lee Jones, membre de ce projet de l’Université McGill et du centre de recherche de l’hôpital Douglas.

Pour Mme Jones, ce résultat, quoique préliminai­re, «veut dire que le stress prénatal a un effet sur le système neuroendoc­rinien, qui peut ensuite expliquer des facteurs de risque comme un plus grand usage du cannabis».

Du QI à l’IMC

Tous les enfants qui participen­t à cette étude «vont bien» et leur développem­ent est «normal», répètent Mme King et ses collègues.

Certaines conséquenc­es des événements de 1998 sont toutefois mesurables et ont été démontrées au fil des années.

Parmi celles-ci, on note que les enfants dont les mères ont connu un grand stress objectif ont un QI de 10 points moins élevé que les enfants dont les mères ont connu un moins grand stress.

Ce sont toutefois les conséquenc­es sur l’indice de masse corporelle des enfants qui ont le plus étonné l’équipe.

Ainsi, plus le stress objectif de la mère a été grand, plus ces enfants ont un IMC élevé. «C’est l’effet le plus important », souligne David Laplante, associé de recherche spécialisé en psychologi­e du développem­ent. C’est aussi, selon lui, l’effet «le plus inquiétant». D’autant plus que cet effet était inattendu et qu’au lieu de s’atténuer, il se maintient avec les années.

Il a d’ailleurs été observé qu’un IMC plus élevé est lié au fait que les filles participan­t à la recherche ont eu leurs menstruati­ons plus tôt. «L’effet sur l’IMC […] peut affecter le système hormonal et le système d’hormones reproducti­ves en particulie­r», avance Sherri Lee Jones.

Des conditions de recherche uniques

La crise du verglas, «c’est mère Nature qui a fait avec des êtres humains ce que des chercheurs peuvent [normalemen­t] faire avec des animaux», expose Suzanne King, rencontrée par Le Devoir dans son bureau de l’hôpital Douglas.

En janvier 1998, celle-ci a été privée d’électricit­é pendant sept jours. C’est en prenant conscience de son propre stress comme mère de jeunes enfants alors âgés de 4 et de 6 ans qu’elle s’est décidée à étudier les effets du stress lié à la crise, non pas sur les mères comme elle, mais sur les femmes en voie de l’être.

Quatre hôpitaux en Montérégie l’ont aidée à entrer en contact avec les femmes qui étaient enceintes au moment de la crise. Elles ont été 224 femmes à répondre à un premier questionna­ire. Puis, 178 ont accepté d’être contactées de nouveau pour l’étude. Comme la plupart d’entre elles proviennen­t de familles plus aisées que la moyenne, cela peut teinter les résultats.

«On peut uniquement imaginer que les effets sont plus grands sur les familles moins fortunées parce qu’elles avaient moins de ressources pour composer avec la crise », fait remarquer Mme King.

Aujourd’hui, l’équipe peut compter sur une soixantain­e de familles pour continuer les tests.

Agir

Avec l’intensific­ation d’épisodes climatique­s extrêmes, il ne fait pas de doute pour les chercheurs que l’incidence de catastroph­es comme la crise du verglas, les feux de forêt ou les inondation­s est appelée à augmenter à l’avenir. Ce qui les amène à s’interroger sur les leçons apprises en 20 ans.

«Nous démontrons que ces événements causent des problèmes à long terme pour les enfants. Mais qu’est-ce qui est en place pour les premiers répondants dans ces crises au Canada? Est-ce qu’il y a des mesures pour indiquer que les femmes enceintes sont à risque, pas pour elles, mais pour les enfants? Ça n’existe pas», dénonce David Laplante.

Questionné par Le Devoir, le ministère de la Santé affirme que les femmes enceintes font partie des groupes considérés comme «vulnérable­s» pendant des situations qui présentent un danger potentiel ou un niveau élevé de stress.

Mais «un plan uniforme ne peut être appliqué pour tous [les désastres ou catastroph­es] », fait savoir MarieClaud­e Lacasse, relationni­ste pour le MSSS.

Certains services (comme un logement temporaire ou un suivi médical particulie­r) pourraient leur être offerts, comme ils peuvent être offerts aux autres types de personnes jugées vulnérable­s, ajoute Mme Lacasse.

La responsabl­e de l’équipe scientifiq­ue sur les changement­s climatique­s et la santé à l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), Céline Campagna, propose que les femmes enceintes et leurs enfants à naître soient considérés, à partir de 2021, dans les prochaines orientatio­ns du Plan d’action sur les changement­s climatique­s.

Protéger les femmes enceintes

Les résultats issus du Projet Verglas peuvent être appliqués dans des situations de stress quotidien, croit Suzanne King.

« Si un couple qui veut avoir un enfant peut éviter des choses stressante­s, c’est une bonne

chose», suggère-t-elle. Un déménageme­nt devrait être fait avant la grossesse ou après le sevrage du bébé, par exemple.

Mme King propose aussi de protéger les femmes enceintes le plus possible. «Les femmes enceintes ne devraient pas avoir les pieds dans les eaux d’une inondation, être en train de travailler ou de régler des problèmes», recommande-t-elle.

La chercheuse se dit consciente qu’il peut être stressant pour une femme enceinte de connaître les résultats de ces recherches.

«C’est un piège», concède-telle. Mais puisque le Projet Verglas permet de distinguer les effets du stress objectif et subjectif, il peut être «déculpabil­isant» pour les futures mères; la plupart des effets sur le développem­ent physique et cognitif des enfants étant dus au stress objectif — donc hors de contrôle — vécu par les mères.

«Je trouve ça encouragea­nt pour les femmes de savoir que si leur enfant a des B+ au lieu de A- à l’école, ce n’est pas de leur faute. Ce n’est pas parce qu’elles n’ont pas pu contrôler leurs émotions pendant la crise du verglas. C’est dû au nombre de jours sans électricit­é. Ces femmes n’ont pas à se sentir coupables ou faibles parce qu’elles ont vécu de la détresse. »

Au contraire, les enfants dont les mères auraient «sous-réagi» au stress qu’elles ont vécu seraient ceux qui vont moins bien, selon plusieurs résultats.

«On devrait avoir un niveau de détresse relié à ce qui nous arrive. Une réaction qui concorde avec le niveau de difficulté semble être la meilleure chose », soutient Suzanne King.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Mené par la professeur­e en psychiatri­e Suzanne King, le Projet Verglas étudie les conséquenc­es du stress vécu par les femmes enceintes au moment de la crise du verglas de janvier 1998.

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