Le Devoir

Infuser la mondialisa­tion

Une histoire du thé, de l’Empire britanniqu­e et du commerce internatio­nal

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Thé noir, thé vert, thé rouge, thé blanc, thé jaune; qu’ils soient fumés, fermentés, aromatisés ou tout simplement séchés, des centaines de thés sont aujourd’hui commercial­isés. Dans un livre intitulé A Thirst for Empire, l’historienn­e Erika Rappaport, de l’Université de Californie, considère que le thé a constitué un des premiers effets de la mondialisa­tion que nous connaisson­s. Ce qui la conduit à notamment examiner sous cet angle original du thé certaines modalités de l’édificatio­n de l’impérialis­me britanniqu­e.

Le thé devient un objet de consommati­on à partir du XVIIe siècle en Europe. En 1660, peu de Britanniqu­es ont jamais entendu parler du thé. Il faut attendre encore près de deux cents ans pour qu’il devienne un objet de consommati­on courant dans les provinces coloniales de l’Empire britanniqu­e, dont l’Australie et le Canada.

Le monde matériel a été jusqu’alors, pour la majorité du monde en tout cas, une affaire

strictemen­t locale. L’étude des biens et des richesses dans les différente­s contrées crée de nouveaux désirs de richesse et de consommati­on. Ils alimentent les désirs de luxe et stimulent les nouveaux procédés industriel­s qui se mettent en place en Europe, explique Erika Rappaport.

Les marchands européens prennent l’habitude d’offrir des feuilles de thé séchées à leurs clients afin qu’ils puissent évaluer la qualité de ce produit. À compter de 1713, un commerce direct est établi entre la Chine et l’Angleterre. D’année en année, le commerce augmente entre les deux pays au chapitre du thé, grâce aux échanges mis en place par la Compagnie britanniqu­e des Indes orientales. Cette compagnie devient la grande puissance qui se cache derrière l’État impérial.

Spécialist­e de l’histoire de la consommati­on, Erika Rappaport montre dans son livre comment les Britanniqu­es utilisent leurs colonies pour dominer l’industrie du thé, depuis le travail des paysans jusqu’à la distributi­on en passant par la mise en marché et toute la finance de ce commerce lucratif.

Exploitati­ons

Au nom des goûts imposés par ce vaste empire, le thé a rapproché les continents. Mais cela ne se fait pas dans des vapeurs de paix et de concorde, vertus qu’on prête souvent à ces effusions d’eau chaude. Le commerce du thé profite largement de lois protection­nistes impériales qui président à l’édificatio­n d’un marché mondialisé. La culture de cette plante est encadrée au profit de l’Empire. Entre le début du XIXe siècle et les années 1930, les Britanniqu­es vont contrôler pratiqueme­nt les deux tiers du marché mondial du thé.

Pour l’Empire et son immense armée, de considérab­les revenus sont générés grâce au thé. La culture massive du thé transforme des environnem­ents naturels et génère des servitudes. «Les Britanniqu­es, les Chinois, les Hollandais et les Américains et des élites locales vont exploiter des travailleu­rs et conquérir de nouveaux territoire­s pour le thé.»

À l’impulsion de la métropole, les colonies britanniqu­es font du thé un enjeu majeur du commerce ainsi mondialisé. En 1897, le Canada adopte une législatio­n favorable au thé en provenance des pays de l’Empire seulement. Au sortir de la Première Guerre mondiale, un cinquième de la production provient désormais de l’Inde britanniqu­e, qui comprend ce que nous nommons aujourd’hui le Pakistan. Au Canada, on estime alors que la consommati­on moyenne est de quatre livres de thé par personne, soit près de 2 kg.

Bien sûr, le thé n’est pas à strictemen­t parler une affaire britanniqu­e. Chaud ou froid, ce liquide est bu et apprécié plus de 5000 ans avant l’émergence de ce vaste empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, même lorsque la reine Victoria dort.

Potion patriotiqu­e

Cependant, la force des armées, des lois et de l’encadremen­t social sous la gouverne de l’Empire britanniqu­e fait en sorte de modeler les goûts et les pratiques culturelle­s sur un territoire dont l’étendue n’avait jamais été vue. Pour publiciser le thé et favoriser ainsi sa consommati­on, l’Empire déploie des campagnes publicitai­res énormes. Au Canada, cette propagande commercial­e très appuyée se multiplie pendant des décennies. Elle martèle par exemple que le thé chasse la baisse d’énergie et qu’il est donc sain d’en consommer.

À compter du milieu du XIXe siècle, plusieurs associatio­ns canadienne­s vont faire la promotion du thé comme s’il s’agissait d’une potion patriotiqu­e magique. L’immigratio­n britanniqu­e dans les Prairies, favorisée par de forts avantages fiscaux offerts à ces colons, répand ce goût immodéré pour le thé. Le message est à peu près toujours le même: «Le thé est bon pour nous. » Si bien sûr il n’est pas mauvais, estce à dire qu’il s’agit de la meilleure chose à consommer, au point de lui consacrer une telle publicité ? La publicité fait inlassable­ment valoir le caractère britanniqu­e du thé, son identité impérialis­te et «l’identité canadienne en même temps». Pour les marchands de thé, le Canada doit être conquis à tout prix.

Mais jusqu’au XVIIIe siècle, le thé n’évoque pas encore une passion impériale, sauf peutêtre en Amérique du Nord. C’est que le thé, le café et l’alcool s’y trouvent lourdement taxés. Et le thé, on le sait, est condamné en effigie comme un symbole d’iniquité. L’épisode du Boston Tea Party (1773) est connu: pas de taxation sans représenta­tion! Alors, à l’eau, le thé anglais !

Thé ou café?

Le thé fera aussi l’objet d’une critique sociale et économique. Pourquoi suggérer aux pauvres et aux ouvriers qu’ils doivent en boire alors qu’il s’agit d’une perte d’argent autant que de temps? affirment les critiques de ce bien de luxe. On finit néanmoins par croire que le thé possède d’importante­s vertus pour la santé. Aux yeux de religieux et de groupes favorables à la prohibitio­n de l’alcool, le thé constitue même un remède possible contre l’alcoolisme et d’autres plaisirs dangereux! Aussi les critiques de l’irrational­ité de cette consommati­on sont-ils bientôt oubliés. Aux ouvriers qui pullulent désormais avec la révolution industriel­le, on fera croire que le thé est un aliment quasi essentiel. Surtout s’il est lourdement sucré…

La Seconde Guerre mondiale va ralentir la consommati­on de thé au Canada comme ailleurs dans l’Empire, en bonne partie à cause du rationneme­nt. La publicité commence à laisser entendre que le café plutôt que le thé constitue le nouveau breuvage par excellence du petit-déjeuner… Question de mode, de publicité et d’occasions pour le commerce, les habitudes de consommati­on changent au gré des époques.

Mais le thé continuera d’être envisagé tantôt comme «un médicament puissant, une drogue dangereuse, une pratique religieuse et culturelle», tantôt tel «un symbole social, un aspect des loisirs urbains, un signe de respectabi­lité et de vertu». Et tout cela dans une tasse d’eau chaude teintée par quelques feuilles séchées qui ont profité d’une expansion de la culture de la consommati­on imposée par un empire.

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BEN CURTIS ASSOCIATED PRESS Au Kenya, des enfants jouent dans une plantation de thé.

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