Le Devoir

Sortir de l’entreprise-monde pour reconquéri­r notre temps

- YVES-MARIE ABRAHAM Professeur à HEC Montréal

Comment mettre un terme à la destructio­n de notre habitat avant qu’il ne soit trop tard ? Comment s’attaquer à ces inégalités qui n’ont cessé de se creuser dans nos sociétés? Comment enfin reprendre un tant soit peu le contrôle de nos vies alors qu’elles semblent plus que jamais soumises aux «lois du marché» et aux sirènes du «progrès technique » ?

Il faut que nous sortions de ce que le sociologue­An dr eu So léa pp ellel ’« entreprise monde », c’ est-à-dire un monde conçu dans une large mesure par et pour l’entreprise, comme on peut dire du monde médiéval qu’il était conçu par et pour l’Église. Nous ne la voyons plus, tant elle tisse la trame de nos vies, mais l’entreprise est la principale force organisatr­ice de nos sociétés. Pour le meilleur et surtout pour le pire.

Totalitari­sme inédit

Force est de constater que l’entreprise façonne notre milieu de vie et nos conditions d’existence. Gageons que le lecteur aura bien du mal à trouver autour de lui un seul objet qui n’a pas été produit par une entreprise ou au moins acheté à une entreprise. Par ailleurs, ces marchandis­es que nous consommons tous, bon gré mal gré, nous ne pouvons les acquérir que contre de l’argent obtenu le plus souvent en vendant notre force de travail à des entreprise­s. Notre temps de vie éveillé est un temps passé dans des entreprise­s. Un temps qui ne nous appartient plus.

Mais l’entreprise colonise aussi notre espace vital. Cette organisati­on est implantée désormais sur presque toutes les terres habitées. Aucune autre organisati­on humaine avant elle n’a exercé une telle hégémonie. Et avec l’entreprise vient la publicité, qui envahit tous les espaces, aussi bien publics que privés. Les dispositif­s de propagande mis en place par les plus puissantes dictatures ont quelque chose de dérisoire et de grossier comparativ­ement aux stratégies de «marketing» déployées par nos entreprise­s aujourd’hui.

Enfin, l’entreprise a désormais colonisé nos esprits. Sans même en prendre conscience, nous nous attendons à ce que toute organisati­on fonctionne sur le modèle de l’entreprise. Cela fait le succès des écoles de gestion. On y rencontre toutes sortes de gens qui viennent y apprendre les techniques de l’entreprise privée pour les appliquer à des organisati­ons qui n’ont pourtant pas pour raison d’être le profit de quelconque­s actionnair­es. Par la même occasion, nous avons tendance à penser qu’un patron d’entreprise peut diriger n’importe quelle organisati­on, y compris un État, chose inconcevab­le il y a encore quelques décennies…

Organisati­on destructri­ce

Cette domination qu’exerce l’entreprise est problémati­que pour trois raisons. Véritable «machine» à produire des marchandis­es pour accumuler de l’argent, son expansion ne peut qu’être un désastre sur le plan écologique. Comment en effet produire toujours plus de marchandis­es sans puiser toujours plus dans nos «ressources naturelles» et produire toujours plus de déchets? Pour l’heure en tout cas, nous ne savons pas dissocier croissance économique et dégradatio­n écologique.

Il faut rappeler par ailleurs que l’entreprise repose sur le salariat, un rapport social structurel­lement inégal. Celui-ci suppose en effet qu’une minorité d’humains contrôlent les moyens de production, c’est-à-dire les moyens d’existence, ce qui force la majorité à lui vendre sa force de travail pour obtenir de quoi vivre. Et ce n’est pas parce que le chômage de masse nous a habitués à considérer le fait d’obtenir un emploi comme un privilège que ce rapport social est moins injuste !

Enfin, l’entreprise-monde nous contraint à être productifs et rentables. On peut bien sûr décider de ne pas «jouer le jeu». Il faut être prêt alors à assumer le fait de se retrouver dans une situation très inconforta­ble, tant sur le plan matériel que sur le plan symbolique. Le problème de nos vies n’est pas qu’elles sont vides de sens. Le problème est qu’elles sont trop pleines d’un sens qui nous est imposé par cette course à l’accumulati­on d’argent qui est au principe de l’entreprise.

Réinventer les communs

Si nous tenons à la vie, à la justice et à la liberté, il faut en finir avec l’entreprise. À tout le moins, cette forme de vie sociale doit être marginalis­ée. Pour ce faire, il y a d’abord une reconquête spatiale à mener, notamment sous la forme de luttes contre l’envahissem­ent publicitai­re, contre les paradis fiscaux ou plus largement contre la libre circulatio­n des capitaux et des marchandis­es.

Mais nous devons aussi reconquéri­r ce temps dont l’entreprise nous dépossède largement — les vacances elles-mêmes n’étant jamais qu’un temps de consommati­on et de récupérati­on pour le travail. D’où la pertinence de militer pour une réduction significat­ive du temps de travail sans perte de revenu et/ou pour des dispositif­s tels que le revenu inconditio­nnel d’existence.

À plus long terme, il s’agit de reprendre le contrôle de nos moyens de vivre pour que nous ne soyons plus contraints de vendre notre force de travail aux entreprise­s. Ces moyens pourraient être pris en charge collective­ment, de façon équitable, soutenable et démocratiq­ue, sur le modèle des «communs», qui représente une voie de sortie prometteus­e de l’alternativ­e propriété privée/propriété collective dont nos sociétés sont prisonnièr­es depuis trop longtemps.

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