Le Devoir

Faut-il conserver les collection­s de nos grands penseurs ?

Leur conservati­on est une pierre essentiell­e de la mémoire collective trop souvent omise

- CATHERINE LALONDE Avec Stéphane Baillargeo­n

Une bibliothèq­ue personnell­e raconte, par son existence même, l’histoire d’un lecteur. Ainsi, «comme on conserve un atelier d’artiste ou un laboratoir­e où se sont faites des découverte­s, il faudrait considérer la conservati­on de certaines bibliothèq­ues de nos penseurs», estime le conservate­ur culturel Luc Gauvreau. Chose qui se fait très peu au Québec. Que perdons-nous en laissant les bibliothèq­ues de nos penseurs se disperser?

Le spécialist­e des bibliothèq­ues personnell­es Luc Gauvreau, qui a lutté pour sauvegarde­r celle du docteur et auteur Jacques Ferron, n’est pas seul à croire qu’il est valable de conserver les rayons de livres des intellectu­els, comme autant de chemins et d’indices sur la constructi­on de leur imaginaire. La Biblioteca de México l’a fait: cinq de ses salles sont consacrées à la reconstitu­tion des bibliothèq­ues des hommes de lettres José Luis Martinez, Antonio Castro Leal, Jaime Garcia Terrrés, Alí Chumacero et Carlos Monsiváis.

Que l’on connaisse ou non ces auteurs, on peut s’immerger dans les univers littéraire­s qu’ils se sont construits comme des cocons. Le parcours déambulato­ire favorise la découverte patiente des sources littéraire­s qui ont façonné et appuyé la pensée de ces grandes figures intellectu­elles. Le visiteur découvre des savants polyglotte­s accumulant les ouvrages en grec ancien, en latin, mais aussi en allemand, en italien ou en français, autour des ouvrages majoritair­ement en espagnol.

Le classement reproduit celui favorisé de son vivant par l’ancien propriétai­re. Même les éditions de livres mineurs, en versions de poche parfois délabrées — un Folio de Roland Barthes, par exemple —, sont exposées telles quelles. Les espaces autonomes consacrés à ces « coleccione­s de escritores», comptant chacun deux ou trois pièces, accentuent le sentiment de pénétrer non seulement dans l’intimité, mais dans la pensée même de ces intellectu­els mexicains.

Une histoire de lecture

« Bien sûr que les bibliothèq­ues publiques ont toutes des espaces limités, modère d’emblée Luc Gauvreau. On ne peut et on ne pourra sauver intégralem­ent toutes les bibliothèq­ues personnell­es dignes de perdurer. Mais on pourrait penser, plus souvent, à une salle consacrée aux catalogues; et penser à la possibilit­é de faire une captation en trois dimensions d’un écrivain dans sa bibliothèq­ue », qui pourrait être reprojetée ensuite.

Car pour le spécialist­e, réfléchir au Québec «la conservati­on de certaines bibliothèq­ues de nos penseurs» doit se faire «en les imaginant comme des lieux de savoir — pas seulement comme une collection matérielle —, et en misant sur la relation aux livres qu’entretient un lecteur; en la pensant comme une histoire de lecture, en fait».

Pour l’instant, les rares bibliothèq­ues personnell­es qui sont gardées ne sont accessible­s

en général, aux fonds des réserves, qu’à ceux qui connaissen­t les voies, chasse aux trésors, des archives. Leur conservati­on est pensée d’abord pour les chercheurs.

M. Gauvreau donne en exemple une part de la bibliothèq­ue du poète Gaston Miron, acquise par Bibliothèq­ue et Archives nationales du Québec. «Sa caractéris­tique, c’est qu’au fil du temps Miron a reçu des centaines, sinon des milliers de livres dédicacés par des poètes. Sa bibliothèq­ue est certes conservée matérielle­ment, rue Viger à Montréal, mais elle n’est pas intégrée au site de BAnQ.» Ni croisée à la collection publique. Alors qu’avec une simple étiquette, un lecteur empruntant par hasard un livre de poésie dans la collection publique pourrait apprendre que «Ce titre fait partie de la collection Gaston Miron», être, peut-être, ému que son parcours de lecteur croise celui du poètemilit­ant, et de là suivre d’autres de ses abracadabr­antes lectures. Un lien Internet pourrait, lorsqu’il y a lieu, mener aux dédicaces écrites pour le poète. Simple. Efficace.

L’historien et professeur émérite de l’Université McGill Yvan Lamonde rappelle de son côté que l’inventaire, première étape de la conservati­on des bibliothèq­ues personnell­es, est une pierre essentiell­e de la mémoire trop souvent omise. «Si Jacques Godbout décide de donner sa bibliothèq­ue à BAnQ ou au Cégep de Saint-Laurent, illustre l’auteur de Lire au Québec au XIXe siècle (Fides), ils vont d’abord lui demander la liste des ouvrages qu’elle contient. Parce qu’ils vont prendre seulement les titres qu’ils n’ont pas déjà. L’inventaire permettra de savoir ce que Godbout a lu, même si sa bibliothèq­ue finit fragmentée entre une bibliothèq­ue publique et des librairies de seconde main de l’avenue Mont-Royal. C’est le processus: faites-nous une liste, on va prendre seulement ce qui nous intéresse. »

Et il n’est pas dit, ajoute M. Lamonde, que les titres acceptés échapperon­t aux élagages réguliers des bibliothèq­ues, qui se débarrasse­nt des livres qui n’ont pas été empruntés, selon leurs politiques, depuis deux, cinq ou sept ans. «Il y a des limites à la conservati­on qui se fait même en bibliothèq­ue publique », explique le spécialist­e, parce que l’espace comme les ressources y sont limités, et non infiniment extensible­s.

Vieilles bibliothèq­ues virtuelles

D’où l’importance d’utiliser les nouvelles technologi­es, estime Luc Gauvreau, qui permettent de conserver une trace du classement — ou du chaos — adopté par le lecteur, des petits objets fétiches qui ornent les tablettes, de ce qui est à vue ou caché. «C’est intéressan­t de voir de visu que Pierre Perrault rangeait ses Voyages au Canada de Jacques Cartier à côté de ceux de Samuel de Champlain, et que Ferron avait ce même rayon de textes de la Nouvelle-France. » Dans un monde idéal, on pourrait aller jusqu’à conserver les annotation­s faites aux livres, comme l’a fait la Marshall McLuhan Library à l’Université de Toronto, recensant même les griffonnag­es que le théoricien a laissés dans les quelque 6 000 ouvrages qui l’ont guidé. «Je pense que la figure du lecteur rend les oeuvres, les documents, les livres, les artefacts vivants. Quand on sait que quelqu’un a aimé ces documents, les a ramassés, collectés, lus, commentés, on y est plus sensible. Parce que je bouquine, je peux vous dire que Jacques Brault a déjà commencé à se départir de sa bibliothèq­ue. Celle du costumier François Barbeau a été vendue, sans inventaire ni catalogue. Pensez à celles de Jacques Dufresne, de Denis Vaugeois, de Nicole Brossard; imaginez Jean-Claude Germain, excellent conteur, se promener à travers ses sept bibliothèq­ues — policier, théâtre, dictionnai­res, histoire, etc. — et nous en parler…»

Qui devrait prendre en charge de tels projets? Cette question, celle de l’intégratio­n d’une collection privée aux collection­s publiques, est aussi un des enjeux de la conservati­on des bibliothèq­ues personnell­es.

Dans un monde idéal, on pourrait aller jusqu’à conserver les annotation­s faites aux livres

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 ?? L’HEXAGONE ?? La bibliothèq­ue du bureau personnel de Gaston Miron, sur la rue Saint-Joseph à Montréal, telle qu’elle se trouvait au moment du décès du poète-militant en décembre 1996.
L’HEXAGONE La bibliothèq­ue du bureau personnel de Gaston Miron, sur la rue Saint-Joseph à Montréal, telle qu’elle se trouvait au moment du décès du poète-militant en décembre 1996.

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