Le Devoir

Le projet maritime de toute une vie

Pour Pierre Bourgault, sculpteur au pied marin, 2018 sera l’année de La clandestin­e

- JÉRÔME DELGADO Collaborat­eur Le Devoir

Quand la porte s’ouvre enfin, après des minutes — des secondes? — d’incertitud­e, Pierre Bourgault n’y va pas par quatre chemins. «Ça prend bien un gars de Montréal pour passer par en avant», lance-t-il de sa voix tonitruant­e des plus chaleureus­es.

L’homme fort de Saint-Jean-Port-Joli, un des fondateurs du centre d’artistes local (Est-NordEst) et porte-étendard de la sculpture au Québec, se montrera tout au long du rendez-vous à l’image de cet accueil : amical, pince-sans-rire, volubile.

«J’ai un petit côté baveux», admettra-t-il, au moment d’évoquer Tremblemen­t du temps (2014), projet exposé au centre de la photograph­ie VU et porté par des caméras analogique­s fossilisée­s dans la vase.

Pierre Bourgault, jadis Bourgault-Legros, sculpte depuis un demi-siècle à partir de son patelin du Bas-du-Fleuve, hors des centres urbains. Ça ne l’a empêché d’exposer ni à Montréal, ni à Québec, ni ailleurs. Ce fils de sculpteur a refusé de se cantonner dans la tradition populaire, ou dans le monument vertical.

«Il faut que tout s’échappe de la terre, que ça s’élève, pour déifier quelque chose. C’est con, comme idée », jure le poète, qui a choisi l’horizontal­ité comme mode d’expression.

Pour l’année qui débute, l’artiste de 75 ans s’apprête à larguer une oeuvre mijotée depuis longtemps, sorte de projet-testament autour des grands espaces et de la navigation, ses passions. La chose, baptisée La clandestin­e, consiste en un bateau, véritable objet flottant qu’il dirigera l’été sur le Saint-Laurent.

Il compte rejoindre villes et villages au rythme de neuf noeuds, maximum. À la manière d’un troubadour, il accostera avec son «musée ouvert et nomade». Il espère que la Fonderie Darling l’invitera à s’installer sur le canal Lachine, là où en 2001 s’était bercé le conteneur jaune de NNNEEESSSS­SOOONN au 47e parallèle, titre d’un plus vaste projet non abouti. La clandestin­e est quelque part une version de cette utopie, qui consistait en un cargo-musée-atelier.

De bois et de mer

Le pied-à-terre de Pierre Bourgault se trouve dans cette capitale de la sculpture sur bois, où il a vu le jour un 12 septembre. Il a le pied marin et le fleuve l’a souvent tenu au large. Mais son nid, atelier et bureau est bel et bien sur la route 132. L’endroit porte des vestiges de ses projets, dont le plus imposant trône sur le terrain. Une pancarte aux lettres majuscules l’identifie: «À vendre sculpture habitable mobile 360°». Précieux cube vitré, en bois. Il s’agit de Caméléon (2014), bâtie pour la Biennale de la sculpture SaintJean-Port-Joli, copie conforme d’Habitat (1969), une des premières oeuvres de Bourgault.

Présentée en 1971 à la Biennale Middelheim d’Anvers, en Belgique, haut lieu de la sculpture en plein air, Habitat a fait la renommée de son auteur. La prestigieu­se revue italienne Abitare s’est notamment penchée sur elle. «C’est un endroit extraordin­aire, dit l’artiste au sujet de la sculpture originale, plantée aujourd’hui dans le boisé familial. Tu as une poignée, tu la tournes. Et tu choisis l’environnem­ent [que tu veux voir]. »

Tout le travail sculpté de Bourgault, de ce havre cubique au navire La clandestin­e — « un chaland», précise-t-il —, parle des mêmes désirs. Occuper le territoire, ou l’explorer, en l’agressant le moins possible. Ce sont des oeuvres fonctionne­lles, caractéris­ées par les thèmes de l’observatio­n, du temps présent, de la rencontre.

Pierre Bourgault a souvent travaillé en s’abandonnan­t à la nature, à ses courants. Les cartes marines de l’installati­on NNNEEESSSS­SOOONN au 47e parallèle (2003), comme les plaques gravées de Musique à bouche (1999), sont marquées par ses déambulati­ons maritimes. Il a même lancé des bouteilles à la mer — l’oeuvre La première traversée de l’océan Atlantique en solitaire par des oeuvres d’art (1989).

Les bouteilles étaient en réalité des coques en bois de 40 pouces. Il en a lancé quatre des côtes de la Nouvelle-Écosse, chacune avec son message. L’une a été trouvée, à l’autre bout, par un couple irlandais. Pas si farfelus, les rêves du sculpteur-marin.

«S’exposer, aller loin, ne pas avoir de frontières, c’est justement ça [mon projet], ne pas prévoir. C’est tout le monde de la mer, dit-il. On est tellement habitué à avoir un but. [Les joggeurs] qui passent ici regardent toujours leur montre. Ils performent. C’est triste, un peu.»

Avec La clandestin­e, Pierre Bourgault ne cherchera pas à performer. Son but, parce qu’il en a quand même un, c’est d’aller là où l’art se rend peu. Son chaland, doté d’un mât en miroirs, s’approchera lentement des rives. Les reflets, songe-t-il, susciteron­t la curiosité. Pour lui, c’est une oeuvre à contre-courant, loin du spectacle vertical contre lequel il s’est dressé.

« La clandestin­e, c’est une oeuvre qui arrive du large. [Les gens] en feront une lecture qui part du petit et s’en va vers le grand, comme pour un livre. Tu lis la préface et tranquille­ment tu agrandis», résume-t-il.

Pierre Bourgault a souvent travaillé en s’abandonnan­t à la nature, à ses courants

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VU PHOTO La clandestin­e est une oeuvre mijotée depuis longtemps, sorte de projet-testament autour des grands espaces et de la navigation, les passions de l’artiste.

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