Le Devoir

Modestes maisons, fiers propriétai­res

La résidence de type « Boomtown » fait partie de l’histoire de Montréal

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Vers la fin du XIXe siècle et au début du suivant, sous la poussée de l’industrial­isation, les ouvriers montréalai­s tentent tant bien que mal d’échapper aux conditions de leur logement. Ils vont construire, souvent sans d’autres ressources que leur débrouilla­rdise, de petites maisons de type Boomtown, un style qui rappelle celui des villes champignon­s des westerns. Ces maisons typées seront aussi appelées « shoebox », en raison de leur forme.

Les ouvriers gagnent la périphérie pour y construire ces petits espaces de vie. Ces maisons à un seul étage, peu dégagées du sol, souvent sans cave, possèdent un toit plat ou à peine incliné. Celles qui subsistent aujourd’hui apparaisse­nt souvent décalées par rapport aux constructi­ons qui

les entourent. Nombre de duplex et de triplex plus estimés ne sont pourtant que de simples dérivés gonflés par une même conception de l’habitation populaire.

Ces maisons basses ont beaucoup été méprisées parce qu’elles n’appartienn­ent pas à la tradition de la maison bourgeoise. Elles n’en représente­nt pas moins une tranche importante de l’histoire de la ville.

Disparitio­n

Il ne resterait plus aujourd’hui que quelques centaines de ces maisons qui témoignent encore de l’ingéniosit­é des ouvriers et des effets de la pression qui s’exerçait sur eux. Leur alignement déficient avec les bâtiments avoisinant­s continue de créer des perspectiv­es inattendue­s. Mais ces maisons de type shoebox ont très souvent été rachetées pour la seule valeur de leur terrain; vite démolies, leur souvenir s’est effacé devant la poussée de l’immobilier.

Dans le quartier Rosemont, un récent projet de démolition de deux maisons de ce type a soulevé l’ire de ceux qui croient en l’importance de leur significat­ion et de leur place dans le tissu urbain. C’est le cas notamment du professeur David Hanna, du Départemen­t d’études urbaines et touristiqu­es de l’UQAM. Le professeur Hanna a plaidé sur toutes les tribunes, une fois encore, l’intérêt de ces maisons comme témoignage de la vie ouvrière de Montréal. Il a aussi fait remarquer qu’elles constituen­t encore souvent une première résidence pour de jeunes couples qui, tout en souhaitant vivre à Montréal, n’ont tout simplement pas les moyens de payer plus que la valeur de ces maisons-là.

Longtemps, les arrondisse­ments n’ont guère fait de cas de ces maisons modestes. La dimension historique de ces habitation­s et la place qu’elles occupent encore dans la vie des quartiers de Montréal sont désormais davantage prises en considérat­ion. Qu’un projet de démolition de ces maisons suscite aujourd’hui de l’indignatio­n aurait été impensable il y a quelques années.

L’explosion

En 1852, Montréal compte 58 000 habitants. Tout juste cinquante ans plus tard, la population a presque quintuplé. Cette explosion tient à l’arrivée massive d’immigrants, au développem­ent d’une industrie qui attire les travailleu­rs des régions et aussi à l’annexion de municipali­tés limitrophe­s. Avec ses banlieues, la ville de Montréal compte environ 325 000 âmes en 1901. La pression démographi­que est telle que soudain les logements manquent.

Avec les nouvelles possibilit­és offertes par les transports au début du XXe siècle, les possibilit­és de séparer le milieu de travail de l’espace de la maison, une caractéris­tique propre à la ville industriel­le, gonflent à Montréal. Plusieurs ouvriers profitent du réseau de tramways et du développem­ent du réseau routier pour se bricoler de ces maisons peu coûteuses dans des espaces souvent éloignés de leur travail.

La maison Boomtown constitue une façon de se soulager de la pression quotidienn­e exercée sur les corps par l’usine et la vie dans des logements surpeuplés. La constructi­on de ces maisons, laissée au ressort d’une certaine créativité, témoigne d’une profonde volonté d’échapper à un contrôle social qu’imposent les termes de la pauvreté vécue dans les rues et les ruelles de la ville.

La région de Montréal compte longtemps son lot de ce que l’on appellerai­t aujourd’hui des bidonville­s. À Ville Jacques-Cartier, avalée depuis par Longueuil, des caricature­s d’égouts, des branchemen­ts électrique­s réalisés en fraude, des chiens errants qui se prennent pour la police et des poteaux de téléphone constituen­t le paysage quotidien. Les rues souvent ne sont pas même goudronnée­s. Elles se transforme­nt en vastes cloaques à la moindre pluie, sans parler de l’hiver.

Ces conditions difficiles sont communes à bien des familles de l’île de Montréal. Les gens qui, pour se tirer d’affaire, réussissen­t à se construire des shoebox tentent d’échapper à la dureté de cette pauvreté oubliée.

Débrouilla­rdise

Il y aura plusieurs vagues de constructi­on de ces maisons à compter de la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle.

Le caractère éclectique des matériaux utilisés pour édifier ces maisons annonce déjà leur allure bigarrée. De vieux bâtiments ou nouveaux chantiers, comme celui des Shop Angus, les constructe­urs amateurs soutirent une poutre, des planches, de la brique… L’isolation sera fondée sur le carton. Le papier goudronné et un parement de brique ou de crépis bon marché protégeron­t ces maisons de planches dans lesquelles plusieurs génération­s vivront.

Devant ces maisons, on n’est pas du tout dans une idée du luxe et de ses ornementat­ions, mais plutôt dans l’esprit de la fonctionna­lité, de la fierté d’être chez soi. Ces maisons témoignent aussi de l’illusoire assurance d’une indépendan­ce face au monde du travail.

Distinctio­ns

Bien sûr, les conditions de vie ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Dans les milliers de photograph­ies de William Notman, le plus célèbre photograph­e montréalai­s du XIXe siècle, on trouve plusieurs vues de maisons bourgeoise­s, des ensembles de pierres ou de briques calqués selon les standards du confort victorien. Souvent, des équipages de chevaux posent devant ces vastes et imposantes demeures immortalis­ées par les soins du photograph­e. Les propriétai­res de ces palaces sont à l’évidence très fiers de leur résidence, reflet éclatant de leur condition sociale.

On ne trouve en revanche pratiqueme­nt rien dans la montagne de photograph­ies produites par les studios Notman qui montre les innombrabl­es maisons basses qui poussent à la même époque dans les quartiers ouvriers. Pourtant, elles existent, ces maisons basses, bâties en vitesse pour accommoder le souffle de la vie.

Les maisons shoebox seront édifiées partout où la ville populaire s’étire, dans Rosemont, Hochelaga, Villeray, Verdun, Saint-Michel ou ailleurs.

Au fond, ces Montréalai­s rêvent spontanéme­nt du contraire de ce que prône Le Corbusier, l’architecte le plus célèbre du siècle, qui affirme de façon péremptoir­e que la maison familiale, avec son petit arbre, son jardin et sa cour fermée, constitue une vision dépassée qu’il faut savoir remplacer grâce à des normes de vie préétablie­s et soigneusem­ent mesurées. À Montréal, la socialisat­ion des ouvriers et leur désir d’indépendan­ce les conduisent plutôt à vouloir reproduire des espaces privés où plusieurs d’entre eux ont pu goûter à une campagne à laquelle ils restent attachés.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR La « shoebox » se distingue parmi les autres immeubles, qui pourtant ne font que reproduire ce modèle en plus gros.
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Deux autres exemples de maisons de type Boomtown comme on en retrouve encore quelques centaines à Montréal.
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JACQUES NADEAU LE DEVOIR

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