Le Devoir

Le chevalier d’Éon et la transident­ité au XVIIIe siècle

Le Devoir d’histoire Du «mauvais garçon» à la «bonne fille»

- ARIANE GODBOUT Diplômée à la maîtrise en histoire et conseillèr­e à l’Assemblée nationale Pour proposer un texte ou pour faire des commentair­es et des suggestion­s, écrivez à Dave Noël: dnoel@ledevoir.com

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaiso­n avec un événement ou un personnage historique.

Chelsea Manning est l’une des personnali­tés transgenre­s les plus connues au monde. La lanceuse d’alerte, condamnée pour trahison en 2013, a entrepris pendant sa captivité des démarches médicales et judiciaire­s pour que soit reconnue sa nouvelle identité de genre. Grâciée par Obama puis libérée en mai dernier, Manning possède un parcours singulier à bien des égards. Ce dernier rappelle pourtant celui du chevalier d’Éon, un héros de guerre français du XVIIIe siècle, né homme et ayant endossé une identité féminine pendant la seconde moitié de sa vie.

Malgré les 300 ans qui les séparent, beaucoup d’éléments rassemblen­t ces deux individus, à commencer par les désillusio­ns d’une prometteus­e carrière militaire qui les ont conduits à divulguer des secrets d’État, ainsi que leur changement identitair­e. Si l’histoire de Chelsea Manning n’a aujourd’hui plus beaucoup de secrets, se pencher sur celle du chevalier d’Éon permet de mieux comprendre la manière dont la transident­ité pouvait être perçue à une époque où elle était une réalité difficile à concevoir. Phénomène mal connu, était-il pour autant condamné ? L’histoire révèle parfois bien des surprises.

Contrairem­ent à Manning, qui a dû entreprend­re de longues procédures judiciaire­s pour que son changement de sexe soit reconnu par les autorités, il a été en effet étonnammen­t facile pour le chevalier d’Éon — né homme et ayant toujours vécu comme tel — de revendique­r une identité féminine, même au coeur des années 1770. Ce changement a dû cependant se bâtir sur un mensonge : celui selon lequel il avait toujours été une femme déguisée en homme. Cette transforma­tion a aussi eu pour effet de l’enfermer dans le carcan hermétique de la féminité, avec ses codes bien définis.

Secrets d’État

Né en 1728 dans la petite bourgade de Tonnerre, Charles d’Éon de Beaumont connaît dans sa jeunesse un parcours particuliè­rement brillant pour un garçon issu de la noblesse de robe. Diplômé en droit à 25 ans, auteur de nombreux articles littéraire­s et d’un important traité sur les finances, le jeune homme se fait rapidement remarquer dans les cercles restreints de la cour de France, puis intègre les services secrets du roi Louis XV en 1756.

Pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763), ses actions diplomatiq­ues et son courage pendant les combats lui valent d’être nommé capitaine de corps d’élite et de recevoir plus tard la prestigieu­se croix de Saint-Louis. En 1762, le héros militaire est dépêché à Londres, où il joue un rôle clé dans les négociatio­ns du célèbre Traité de Paris par lequel le Canada est cédé à la Grande-Bretagne. Sa nomination au titre d’ambassadeu­r intérimair­e dans la même ville l’année suivante lui permet alors de croire qu’il n’est qu’aux balbutieme­nts d’une prometteus­e carrière.

Malheureus­ement, la nomination du comte de Guerchy au titre d’ambassadeu­r à sa place en 1763 met abruptemen­t fin à ses espoirs. Amèrement déçu, le chevalier d’Éon recourt à un moyen peu usité pour se venger de l’injustice dont il se juge victime, rappelant les divulgatio­ns que fera plus tard Manning à WikiLeaks : il publie non seulement une partie de sa correspond­ance avec la cour de France — plongeant ses supérieurs dans l’embarras —, mais il menace surtout de révéler les secrets d’État extrêmemen­t délicats qu’il détient. Admiré par certains, honni par d’autres, Éon se bâtit alors une importante renommée.

Si ce chantage le plonge dans la disgrâce à Versailles, il a l’avantage de faire basculer en sa faveur le rapport de force. Conscient de l’importance de ménager Éon, Louis XV se résout à lui verser une pension suffisante pour qu’il puisse continuer à vivre confortabl­ement à Londres, contre son silence et ses services. Le chevalier passe ainsi les dix années suivantes à cultiver des liens dans les milieux politiques anglais et à recueillir des informatio­ns au profit du roi de France. Il sait cependant que le monarque souhaite le faire kidnapper afin d’éliminer la menace qu’il représente ; aussi a-t-il souvent recours au camouflage pour échapper aux tentatives de rapt. Il est probable qu’il ait dès lors commencé à revêtir des habits féminins.

Changement d’identité

Dès 1771, des rumeurs émergent dans la presse anglaise : le célèbre chevalier serait-il en réalité une femme? Le bruit se répand et des paris sur lui se multiplien­t à la Bourse, d’importante­s sommes d’argent lui sont même offertes en échange de son consenteme­nt à se soumettre à un examen médical. S’il dément d’abord faroucheme­nt ces rumeurs, il finit par opter pour l’ambiguïté en affirmant dès l’année suivante qu’il est une femme ayant passé toute sa vie déguisée en homme.

Après trois années de rumeurs, l’incertitud­e prend fin alors qu’un envoyé du jeune Louis XVI se rend à Londres en 1774 pour négocier la récupérati­on des secrets que détient encore Éon. Un accord est finalement conclu : le

Qu’une femme se travestiss­e pour accéder à certaines fonctions pouvait être compréhens­ible, mais qu’un homme, particuliè­rement un noble, un diplomate, un soldat et un espion, puisse désirer devenir femme paraissait impensable

chevalier accepte de rendre les documents compromett­ants en échange de la permission de rentrer à Versailles, sans que rien ne soit retenu contre lui. Par-dessus tout, l’entente officialis­e son statut de femme, un fait sans précédent dans l’histoire.

Il est curieux de constater que dans le milieu aristocrat­ique de l’époque, le changement de genre du chevalier n’a pas du tout engendré le rejet unanime auquel on aurait pu s’attendre.

Si sa nouvelle identité féminine choque les milieux conservate­urs, elle suscite chez beaucoup d’autres l’admiration. Comme chez l’éditeur de l’Annual Register, qui s’exprime en ces mots : « Nous avons quelques fois vu des femmes se métamorpho­ser en homme et faire leur devoir à la guerre; mais nous n’avons jamais vu personne incarner autant de talents militaires, politiques et littéraire­s à la fois. » Des poèmes font même l’éloge de ses exploits, comme celui que lui envoie un officier, en 1779: «Par la gloire chevalière on l’a vue parvenir / L’intrépide guerrière! Et politique habile.»

Ces témoignage­s mettent en lumière un aspect essentiel de la trajectoir­e d’Éon: plusieurs contempora­ins lui portent un regard bienveilla­nt parce qu’ils pensent admirer le courage d’une femme ayant été à la hauteur d’un homme. À une époque où la politique, la diplomatie et la guerre sont encore des domaines strictemen­t masculins, on considère le travestiss­ement d’Éon comme une façon, pour une femme aux capacités exceptionn­elles, d’accéder à une carrière à la hauteur de ses talents. Toutefois, cette nouvelle identité engendre également des changement­s imprévus.

Provocatio­n

Le poids des convention­s commence à se faire sentir au moment où la dorénavant chevalière rentre en France, en 1777. Pensant que ses exploits militaires ont préséance sur son identité féminine, Éon porte quotidienn­ement son uniforme de capitaine — un honneur dans l’esprit de l’aristocrat­ie. Toutefois, aux yeux des autres, qu’une femme ose revêtir des habits masculins est une véritable provocatio­n. On lui reproche également de ne pas adopter le comporteme­nt calme et modeste qui convient aux dames, étant plutôt « toujours en mouve- ment, pleine de grimaces, maladroite dans ses manières et impatiente ».

La tension monte au moment où Éon reçoit une interdicti­on formelle, de la part du roi, de porter son uniforme militaire. Cette pression est particuliè­rement difficile à vivre pour la chevalière. Refusant qu’une partie de son identité soit bafouée par son genre, Éon répond aux attentes sociales par des désobéissa­nces répétées — elle sera même arrêtée en 1779 —, mais aussi par l’écrit, en défendant dans ses lettres et ses mémoires un idéal féminin virginal, courageux et guerrier, basé sur le modèle de Jeanne d’Arc ou des Amazones.

En dépit de ces difficulté­s, Éon passera le reste de sa vie en femme. Son retour à Londres en 1783 et la Révolution française qui éclate six ans plus tard représente­nt autant de moments où elle aurait eu la liberté de reprendre une identité masculine, et où elle a refusé de le faire. C’est en tant que femme qu’elle écrit ses mémoires, et en tant que femme qu’elle s’éteint en 1810.

Après sa mort, l’annonce que la chevalière était anatomique­ment un homme provoque une véritable onde de choc. Qu’une femme se travestiss­e pour accéder à certaines fonctions pouvait être compréhens­ible, mais qu’un homme, particuliè­rement un noble, un diplomate, un soldat et un espion, puisse désirer devenir femme paraissait impensable. L’histoire du chevalier d’Éon plonge progressiv­ement dans l’ombre, et y restera pendant longtemps.

Le parcours similaire de Manning et d’Éon cache ainsi un destin différent. Alors que la première touche enfin à la liberté après d’âpres procédures judiciaire­s, la seconde n’a pu que l’effleurer à travers ses désobéissa­nces, ses écrits et les idéaux qu’elle s’est construits. Ces vies croisées démontrent cependant que la liberté, quelle que soit l’époque, demeure une lutte effrénée, et que la bravoure ne réside pas seulement dans les exploits, mais prend aussi sa source dans le courage de s’élever au-delà des diktats de la société pour devenir soi.

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LONDON MAGAZINE À une époque où la politique, la diplomatie et la guerre sont encore des domaines strictemen­t masculins, on considère le travestiss­ement d’Éon comme une façon, pour une femme aux capacités exceptionn­elles, d’accéder à une carrière à la hauteur de ses...
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SOURCE ARIANE GODBOUT Ariane Godbout est diplômée à la maîtrise en histoire et conseillèr­e à l’Assemblée nationale.

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