Le Devoir

Le feu et la fureur

- ÉLISABETH VALLET

Il devait perdre dans le feu et la fureur, pratiquant la politique de la terre brûlée et laissant derrière lui un champ de mines, terreau fertile de son nouveau projet — un congloméra­t médiatique à son nom (le nom de «Trump News» circulait depuis l’été 2016). Mais, las, dit l’auteur de Fire and Fury, le candidat-qui-n’avait-pas-prévu-de-gagner a remporté la mise et a dû improviser.

Pour sulfureux que soit Michael Wolf, auteur du brûlot qui a embrasé les unes et dont l’éditeur vient de lancer la réimpressi­on, l’assertion est exacte — et pas vraiment inédite. L’amateurism­e de ce gouverneme­nt (aucun cabinet fantôme n’avait véritablem­ent été mis en place durant la campagne, aucune liste de sous-ministres compétents n’avait été établie pour pourvoir les postes discrétion­naires des ministères — et nombre de ces postes ne sont toujours pas pourvus —, aucune esquisse budgétaire n’avait été tracée) en atteste : il n’était pas prêt.

Bien sûr, qu’une présidence improvise et tâtonne, qu’elle redessine l’organigram­me et le processus décisionne­l à plusieurs reprises et essuie des échecs au cours des douze premiers mois est fréquent: la première année de Kennedy (baie des Cochons, sommet de Vienne), de Carter (échec de SALT II), de Reagan (où la cacophonie bureaucrat­ique a mené le secrétaire d’État à la démission dans les 18 mois) ou de Clinton (Somalie, Haïti) montre la difficulté de l’adaptation à la réalité du gouverneme­nt depuis le Bureau ovale.

Ce qui diffère cette fois-ci, c’est l’amplitude de la marche à gravir pour cette équipe qui n’en finit pas d’errer et le caractère asymptotiq­ue de la courbe d’apprentiss­age du nouveau président. Plus encore, c’est la schizophré­nie dans laquelle paraît s’être enfermée la MaisonBlan­che que dépeint l’éditoriali­ste du New York

Times David Brooks, en expliquant qu’il y a peut-être deux visages à une même réalité : d’un côté, la myriade de conseiller­s qui bourdonnen­t autour de Trump s’apparente au cuirassé Potemkine au bord de la mutinerie, sans véritable timonier, dont la cacophonie assourdiss­ante monopolise les ondes et les discussion­s. De l’autre, une Maison-Blanche qui se fait graduellem­ent plus efficace, menée par des personnes aux intérêts corporatis­tes et personnels parfois déconnecté­s du bien commun, mais qui a peutêtre appris à instrument­aliser le tintamarre que produit ledit cuirassé pour avancer en sous-main un programme libertaro-conservate­ur.

Car Fire and Fury, Oprah aux Golden Globes, les tweets incendiair­es (visant au cours des derniers jours Dianne Feinstein, la Cour d’appel pour le neuvième circuit, Hillary Clinton, Barack Obama, CNN et Jake Tapper), les menaces à l’égard de la Corée du Nord (de la taille du bouton nucléaire à l’imminence de l’éradicatio­n du pays de la péninsule) forment un paratonner­re efficace. Les gesticulat­ions du président sur les réseaux sociaux ne sont pas que la manifestat­ion d’une possible instabilit­é émotionnel­le: elles déploient (pas forcément sciemment, cela dit) un écran de fumée qui occulte l’ampleur des changement­s en train de s’imprimer dans la société — de la dégradatio­n des normes environnem­entales aux atteintes aux droits des femmes, en passant par la légitimati­on des extrêmes dans un espace polarisé (ce qu’incarne la candidatur­e de Joe Arpaio, ancien shérif, au poste de sénateur de l’Arizona) cautionnée par le racisme exprimé ouvertemen­t dans le Bureau ovale.

De l’autre côté, le brouhaha ambiant occulte le fait que le gouverneme­nt éviscère graduellem­ent les réglementa­tions existantes — sans que le Congrès ait même à se prononcer — sur la gestion de l’eau, la neutralité du Net, l’encadremen­t des institutio­ns bancaires, la mesure des émissions de gaz à effet de serre, les biocarbura­nts, le libre exercice du droit syndical et la sécurité des travailleu­rs, le forage en mer ou l’accès aux assurances maladie.

Dès lors, la tolérance accrue aux débordemen­ts trumpesque­s, l’adoption par les médias du langage du gouverneme­nt, le cautionnem­ent de ses projets en omettant simplement d’en remettre en question les fondements, l’acceptatio­n par le public et les commentate­urs que ces digression­s monopolise­nt l’espace public relèvent de notre responsabi­lité collective. Et c’est ainsi que l’on vient à imaginer qu’une femme d’affaires charismati­que à la tête d’un empire commercial puisse représente­r une option démocrate parce qu’elle est finalement assez similaire au président. C’est ainsi que l’on valide l’idée, favorable au gouverneme­nt en place, qu’il n’existe aucune solution de remplaceme­nt crédible ni à droite ni à gauche. Ce qui n’est pourtant pas le cas. Mais pour reconstrui­re lorsque cette aventure arrivera à son terme, il faudra collective­ment choisir de dissiper la fumée et de regarder, au-delà du show de boucane, la réalité d’une société qui ne s’écoute plus. Pour que ne prévalent pas le feu et la fureur.

Les gesticulat­ions du président sur les réseaux sociaux [...] déploient [...] un écran de fumée qui occulte l’ampleur des changement­s en train de s’imprimer dans la société

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