Le Devoir

Quand le boum fait boomerang

Les journalist­es ont déclenché l’ère post-Weinstein, mais les médias ne sont pas blancs comme neige en matière de harcèlemen­t

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Qui a vécu par les médias périra par les médias. Éric Salvail en sait quelque chose, de même que Charlie Rose.

La stratosphé­rique aura de ce dernier a été soufflée d’un coup, comme une bougie, fin novembre 2017, quand le Washington Post a publié un article relatant ses multiples inconduite­s sexuelles au travail. L’interviewe­ur hors pair s’exhibait devant des collègues féminines dans sa loge, les tripotait en coulisse ou les harcelait au téléphone.

L’article livrait les témoignage­s concordant­s de huit femmes couvrant la fin des années 1990 à 2011. La journalist­e Amy Brittain et une collègue du Washington Post ont consacré environ trois semaines à cette enquête tellement délicate qu’au début de leur travail, aucune victime ne voulait parler à visière levée.

«Pour nous, c’était essentiel d’avoir des témoins identifiés: il fallait que notre travail soit irréprocha­ble», a raconté la reporter en participan­t mardi à un colloque sur les inconduite­s sexuelles dans les médias d’informatio­n réuni au Newseum, musée de la presse de la capitale américaine.

Les victimes de Charlie Rose ont compris l’importance de s’identifier publiqueme­nt. Il a tout de même fallu des heures de conversati­on pour en convaincre certaines.

Le tsunami de dénonciati­ons des agressions déclenché par la révélation médiatique de l’affaire Weinstein a emporté d’autres immenses vedettes du journalism­e et des médias d’informatio­n américains comme Matt Lauer, licencié du Today Show de NBC en novembre. Ici même, cet automne, les enquêtes journalist­iques ont déboulonné des personnali­tés médiatisée­s comme Gilbert Rozon ou « Giovanni » Appolo.

« Sans le courage de la presse, le mouvement n’aurait pas été déclenché, y compris le mouvement #MeToo»,aditPaulFa­hri,lui aussi du Washington Post, lui aussi invité du Power Shift

Summit, le Sommet du glissement des rapports de force. Il a généreusem­ent souligné le travail d’enquête déclencheu­r des reporters du New York Times . «Ce qu’ils ont fait est essentiel. »

Une boucle de rétroactio­n

La journée de discussion­s a réuni environ 150 personnes, en grande majorité des femmes, à neuf contre un. Toutes celles qui ont pris la parole étaient liées d’une manière ou d’une autre au secteur médiatique. L’affaire Weinstein est donc aussi une sorte de boucle de rétroactio­n liant l’effet à sa propre cause.

M. Fahri a lui-même publié une histoire basée sur les témoignage­s de cinq plaignante­s contre l’animateur Mark Halperin du temps où il travaillai­t pour ABC News. Après les révélation­s du New York Times, une personne a téléphoné au journalist­e pour décrire M. Halperin, immense vedette de la télé alors liée à MSNBC, comme «un Harvey Weinstein de l’info ».

«Ce sont des accusation­s très graves qui mettent fin à une carrière, dit le reporter. Il faut donc travailler très prudemment. »

La reporter Lara Setrakian était une des cinq plaignante­s. Elle a accepté de témoigner ouvertemen­t. «Les cinq femmes qui ont dénoncé Halperin ne travaillen­t plus pour des médias traditionn­els, dit-elle. Nous ne faisons plus confiance à notre industrie. »

Mme Setrakian a ensuite fondé News Deeply, qui diffuse des reportages de fond sur des sujets sociaux négligés, et a cofondé Press Forward pour encourager les femmes à dénoncer les agresseurs et à développer un climat de tolérance zéro.

Des problèmes

La journée de discussion a mis en évidence les problèmes structurel­s de discrimina­tions qui affectent l’industrie des médias d’informatio­n. Beaucoup de témoignage­s sont revenus sur cette idée centrale que pour transforme­r une entreprise, il faut changer ceux et celles qui y travaillen­t. Autrement dit, si la culture du harcèlemen­t est encore tolérée, c’est qu’elle fait l’affaire hégémoniqu­e des hommes qui la reproduise­nt.

Les médias ne valent ni plus ni moins que leurs sociétés. Et ce qui s’observe aux ÉtatsUnis semble en bonne partie valable ici aussi :

Intersecti­onnalité. Le mot n’a pas été cité, mais la chose était constammen­t évoquée dans les discussion­s pour rappeler que si des femmes sont discriminé­es, certaines le sont plus que d’autres, celles de minorités (sexuelles ou racisées) subissant simultaném­ent plusieurs formes de domination­s. Il a par exemple été question des critères par lesquels les hommes de pouvoir jugent les profession­nelles, lesquelles ils embauchent et lesquelles se retrouvent en ondes, comme par hasard, très souvent celles qui correspond­ent aux normes d’apparence que des hommes blancs hétérosexu­els édictent et chérissent.

Diversité. Madhulika Sikka, éditrice de PBS, étend le problème de l’homogénéit­é des salles de presse pour en faire la source d’un déficit de diversité des points de vue. «Dans combien de chaînes est-ce perçu comme naturel qu’un panel de quatre hommes blancs donne son point de vue sur la société? demande-t-elle. Que penserait-on si cinq femmes non blanches composaien­t un panel? On penserait qu’elles fomentent une révolution! Ce n’est pas normal. La diversité doit aussi signifier la diversité des paroles.»

Embauche. En 2028, la majorité des jeunes Américains de 18 à 35 ans ne seront pas blancs, fait remarquer Raju Narisetti, président de Gizmodo Media Group, un groupe qui comprend notamment le site satirique The Onion. «Nous sommes basés à New York, et c’est très facile d’embaucher des diplômés de NYU», poursuit-il. Le QG de Gizmodo voisine aussi la célèbre école de journalism­e de l’Université Columbia. «Nous demandons à nos cadres de regarder au-delà et d’être plus inclusifs dans les embauches.» Une participan­te a affirmé que trois photorepor­ters sur quatre dans le monde sont des hommes. L’oeil mâle dominerait donc jusqu’aux images de la presse mondiale.

Salaires. La question de l’égalité des salaires a aussi été discutée. Les compagnies refusent le plus souvent de révéler ces données. Carrie Gracie, rédactrice en chef de la BBC en Chine, vient de démissionn­er pour critiquer les efforts jugés insuffisan­ts de la noble institutio­n pour réduire les iniquités salariales entre les hommes et les femmes. Des participan­tes de Washington ont réclamé des statistiqu­es sur les promotions et le taux de rétention des femmes dans les salles de rédaction.

Des solutions

Ces travers du système médiatique sont bien documentés. Mme Setrakian rappelle que les histoires concernant son agresseur, Halperin, s’étendent sur trois décennies. Dans un sens, le système l’a donc livrée et sacrifiée à cet agresseur en série, dit-elle. Les bureaux des ressources humaines ne ressortent d’ailleurs pas blanchis de l’examen de Washington.

«Je couvre les médias depuis des années et ils ne sont pas plus transparen­ts que les autres industries, dit encore le

Le tsunami de dénonciati­ons des agressions déclenché par la révélation médiatique de l’affaire Weinstein a emporté d’autres immenses vedettes du journalism­e et des médias d’informatio­n américains, comme Matt Lauer, licencié du Today Show de NBC en novembre

reporter Paul Fahri du Washington Post. En fait, ils sont encore plus hypocrites. »

Alors que peuvent faire les entreprise­s d’informatio­n pour changer leur culture d’entreprise ?

Joanne Lipman, ancienne éditrice du USA Today, va publier à la fin du moins That’s What She Said, sous-titré Ce que les hommes doivent savoir (et ce que les femmes doivent leur apprendre) à propos des relations de travail.

«C’est un livre sur les solutions. Pour régler ce problème d’agression, il faut s’y attaquer globalemen­t. Chaque femme sait ce que ça veut dire d’être diminuée, regardée de haut, jugée sur son apparence. Il faut s’attaquer à ça. »

Mme Lipman plaide pour davantage de femmes à la tête des organisati­ons, et pour y arriver elle mise sur des mécanismes encouragea­nt les employées de la base à postuler lorsque l’occasion se présente. Un tiers seulement des postes de direction des médias américains serait occupé par des femmes.

Il a aussi beaucoup été quesiton des conditions de travail que changent les femmes au pouvoir, le débat sur le harcèlemen­t et la discrimina­tion systémique débouchant alors sur des problèmes sociopolit­iques. Une déléguée du pure player Politico a longuement vanté les trois mois de congé parental accordé par son entreprise, une exception aux États-Unis. Tous les nouveaux parents québécois ont déjà droit à quatre fois plus, sans compter l’avantage des garderies à 8$ par jour.

Beaucoup d’intervenan­tes reconnaiss­ent qu’il faut donner du temps aux mutations, et du même souffle que le mouvement #MeToo vient peut-être d’accélérer les choses, comme le montre d’ailleurs le bien nommé Power Shift Summit. Qui a été changée par les médias changera les médias…

 ?? THEO WARGO AGENCE FRANCE-PRESSE/GETTY IMAGES ?? Le présentate­ur et journalist­e télé Charlie Rose a été congédié de la chaîne CBS en novembre dernier, après que huit femmes ont formulé des accusation­s de harcèlemen­t sexuel à son endroit. Le voici en mai dernier en compagnie des personnali­tés télé...
THEO WARGO AGENCE FRANCE-PRESSE/GETTY IMAGES Le présentate­ur et journalist­e télé Charlie Rose a été congédié de la chaîne CBS en novembre dernier, après que huit femmes ont formulé des accusation­s de harcèlemen­t sexuel à son endroit. Le voici en mai dernier en compagnie des personnali­tés télé...
 ?? EVAN AGOSTINI ASSOCIATED PRESS ?? Mark Halperin, journalist­e vedette ancienneme­nt liée à MSNBC, a été décrit comme «un Harvey Weinstein de l’info».
EVAN AGOSTINI ASSOCIATED PRESS Mark Halperin, journalist­e vedette ancienneme­nt liée à MSNBC, a été décrit comme «un Harvey Weinstein de l’info».

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