Le Devoir

Le vote par Internet n’est pas la solution

- MARC DUFOUR

Réaction au texte «Le vote par Internet, une technologi­e mûre » publié en page Idées le 11 janvier

Je travaille dans le domaine informatiq­ue depuis 1979 ; j’ai donc vu passer plein de technologi­es… Parmi ces technologi­es, il y a, comme partout, des modes. La mode, ces derniers temps, est aux « blockchain­s », qui peuvent, dit-on, résoudre tous les problèmes, de la dysenterie au retour des livres de bibliothèq­ue en retard en passant par le phylloxéra.

Depuis une quinzaine d’années, je travaille aussi aux élections; aux dernières en date, je supervisai­s un centre de votation aux élections municipale­s. Et j’ai, bien sûr, travaillé aux autres élections, fédérales, scolaires, provincial­es, où j’ai occupé pas mal tous les postes. […] Dans le cas qui nous intéresse, à savoir les élections par Internet (et donc informatis­ées), on veut appliquer à un domaine donné des technologi­es qui ont amplement fait leurs preuves sans se demander quel est le véritable but recherché.

Dans le cas de transactio­ns bancaires, par exemple, on a besoin de confidenti­alité (pour que ça reste entre la banque et le client), d’identifica­tion positive (pour que ça ne concerne QUE la banque et le client — tout autant que la banque a besoin de savoir que le client est réellement le client et non pas un escroc, le client a besoin de savoir que la banque est bien la banque et non pas un hameçonneu­r) et de traçabilit­é (en cas de problème ou simplement d’audit, sans compter ce qui est requis par la réglementa­tion). Et toutes ces conditions sont raisonnabl­ement remplies par les moyens mis en oeuvre actuelleme­nt, au point où les banques font tout pour décourager les clients d’avoir recours à un caissier en chair et en os…

Mais dans le cas d’une élection, quels sont les besoins? Ils ne sont pas du tout les mêmes que ceux d’une banque.

On a aussi besoin de confidenti­alité (car le vote est secret), d’identifica­tion positive (pour éviter les votes frauduleux), mais pas de traçabilit­é (car le vote est secret). Au contraire, il faut que le suffrage exprimé cesse d’être retraçable dès le moment où il est déposé dans l’urne. De plus, il doit y avoir un certain degré de transparen­ce (qui s’arrête, bien sûr, au secret du vote) pour garantir à tout observateu­r que les électeurs qui votent sont bien habilités à voter, que leur vote est bel et bien comptabili­sé et qu’il demeure complèteme­nt secret.

Un système éprouvé

Ce sont des conditions qui se trouvent en conflit avec les autres, mais avec lesquelles le système actuel n’a absolument aucun problème. Pour rappel, une fois l’électeur légitime identifié, on lui remet un bulletin de vote initialé par le scrutateur et muni d’un talon détachable numéroté; une fois ce bulletin rempli, la correspond­ance du numéro sur le talon avec celui de la souche demeurant sur le carnet permet de garantir qu’il s’agit bel et bien du bulletin remis à l’électeur et non pas d’un «télégramme»; on retire alors le talon avant de mettre le bulletin dans l’urne, ce qui stoppe à ce moment la traçabilit­é du bulletin et garantit ainsi le secret du vote.

Mieux encore, les opérations sur papier peuvent être suivies et surveillée­s par absolument n’importe qui avec un minimum d’explicatio­ns, au contraire de procédés implantés sur ordinateur qui est une boîte noire dont le fonctionne- ment demeurera opaque, même aux plus grands spécialist­es, pour la simple raison qu’il est impossible de suivre en temps réel le fonctionne­ment d’un ordinateur du simple fait de sa vitesse.

La confiance du public est absolument essentiell­e dans le déroulemen­t du scrutin, car il y va de la survie de notre système démocratiq­ue. Le fait que le système actuel est complèteme­nt traçable par des gens ordinaires compte beaucoup. L’introducti­on d’une boîte noire à n’importe quel point du traitement des suffrages rompt la traçabilit­é. Et que dire des blockchain­s à la mode, dont le fonctionne­ment est loin d’être évident (je crois en comprendre leur fonctionne­ment, mais je n’en suis pas sûr du tout — du moins, pas suffisamme­nt sûr pour leur faire personnell­ement confiance, malgré mes années d’expérience).

Avec le vote électroniq­ue, jamais nous ne pourrons avoir la certitude absolue qu’une défaillanc­e (voulue ou non) dans le système ne grèvera pas l’exactitude des résultats. Comment garantir qu’un système de vote électroniq­ue ne présente pas des résultats inexacts, non décidés à l’avance par je ne sais qui a les moyens de se «payer» un gouverneme­nt fantoche ?

Pourquoi changer ?

Et pourquoi voudrait-on informatis­er le vote? Pour aller plus vite ?

Ça prend entre une et deux heures pour comptabili­ser les votes (quoique… mon record, aux élections scolaires, a été de 30 secondes pour compter les 10 votes qui se trouvaient dans l’urne) pour chaque urne. En quatre heures, on a généraleme­nt 99,99 % des résultats.

Pour économiser de l’argent? Certes, le système actuel a besoin de beaucoup de personnel. Mais 99 % du personnel ne travaille que le jour du scrutin. Et on a un scrutin tous les deux ans (sans compter les élections fédérales). Ce n’est pas comme si on avait une élection chaque semaine…

Et là, je ne parle que du personnel ; qu’en serait-il de la dépense pour développer un système sécuritair­e et fiable qui ne risquerait pas de miner la confiance du public?

Pour augmenter le taux de participat­ion? Comme on le dit, « les absents ont toujours tort». Il est vrai que le bas taux de participat­ion peut être alarmant. Mais il est loin d’être garanti que l’introducti­on de gadgets attirera plus de monde. Non, avant de faire l’effort immense d’implanter le vote par Internet, on pourrait rendre le vote obligatoir­e, comme en Belgique et en Australie.

Le vote électroniq­ue est une «solution» de technophil­e à la recherche d’un problème qui peut être bien mieux réglé autrement.

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ISTOCK Avec le vote électroniq­ue, jamais nous ne pourrons avoir la certitude absolue qu’une défaillanc­e (voulue ou non) dans le système ne grèvera pas l’exactitude des résultats.

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