La moue de Tchekhov
À la Bourse des réputations littéraires, l’action de Dostoïevski semble en baisse depuis quelques années. Les grands tourments métaphysiques n’ont plus la cote. Tolstoï est une valeur stable, intemporelle. Si j’étais un courtier apoplectique me trémoussant sur le parquet de cette institution occulte, je miserais sur la hausse continue d’Anton Tchekhov.
Son influence était déjà grande chez les auteurs de nouvelles, d’André Major à William Boyd en passant par Raymond Carver. Mais au-delà du genre de littérature pratiqué, sur les plans de la morale et de l’éthique, et même de la politique, c’est dans la vision du monde propre à l’auteur de Ionych et de La dame au petit chien que notre civilisation mécréante et désabusée a le plus de chances de reconnaître une part d’elle-même, comme si les destins cyniques et les ambitions étriquées de ses petits bourgeois provinciaux trouvaient dans notre époque une forme de confirmation.
Tchekhov, écrivait William Boyd dans Bambou, un recueil d’essais (Seuil, 2009), « avait vu et compris que la vie n’est qu’absence de Dieu, hasard et absurdité, que toute histoire est celle de conséquences inattendues. Il savait […] qu’être bon ne vous épargnera ni souffrance ni injustices affreuses, que le paresseux peut prospérer sans effort et que la médiocrité est une force démoniaque ». Il fut « le premier véritable auteur moderne de fiction : laïque, refusant de juger, instruit […] de la tragicomédie compliquée qu’est la condition humaine », écrit encore Boyd de celui qu’il se reconnaît pour maître, soulignant « son admission de la simple cruauté de l’existence ».
Le dernier siècle a consacré Dostoïevski, le « born again » orthodoxe, et Tolstoï l’utopiste. Mais c’est l’univers de Tchekhov qui triomphe aujourd’hui. Si leurs oeuvres immenses étaient réductibles à des émoticônes, celle de Tolstoï montrerait une bouche charnue, mais barrée d’un pli sévère, celle de Dosto serait tordue par un ricanement angoissé et dément. La moue de Tchekhov, elle, exprimerait une amertume teintée d’amusement.
Dans Bambou, Boyd imputait aussi à Tchekhov une influence absolument décisive sur la forme du genre de nouvelles que nous lisons aujourd’hui. L’espèce de révolution copernicienne opérée par ce docteur russe aurait transformé l’art même du récit. «Pour Tchekhov, hasard et inexplicabilité sont devenus la vraie forme de la nouvelle — le plan harmonieux, les manipulations de l’auteur, la conclusion adaptée ont été abandonnés —, et soudain, on a eu un style correspondant aux vies hasardeuses et inexplicables qui sont les nôtres. »
Anton Tchekhov tourna donc le dos au modèle dominant des fictions de son époque, celui du « scénarioévénement » (Gerhardie) avec ses récits « taillés sur mesure, délibérément conçus parachevés », pour embrasser quelque chose de « plus fortuit et réaliste ». « Ses nouvelles, remarque Boyd, sont antiromanesques dans le sens traditionnel du terme. » « En ne visant pas à un paroxysme ni à la solution narrative nette, Tchekhov fait de ses histoires des tranches de vie… »
Devant un hommage aussi appuyé («[…] au XXe siècle, la nouvelle est devenue presque exclusivement tchekhovienne. […] Peut-être toutes les nouvelles écrites après Tchekhov sont-elles d’une manière ou d’une autre à mettre à son crédit. »), comment ne pas être tenté, le jour où on se retrouve avec un recueil de nouvelles signé Boyd entre les mains, de comparer l’élève au maître ?
Première observation: dans Tous ces chemins que nous n’avons pas pris (Seuil 2017, traduit de l’anglais par Isabelle Perrin), une faune londonienne plutôt aisée, chic et cultivée a remplacéleshobereauxrusses: marchands d’art et galeristes, vendeurs d’images et d’illusions en tous genres, réalisateurs et producteurs tous plus ou moins tripoteurs d’actrices, professeurs de lettres et leurs séduisantes étudiantes, essayistes bien cotés, critiques adultères, romanciers cocus.
Seconde observation: depuis la mort de Tchekhov, Joyce est passé sur la prose anglaise. Les histoires de Boyd s’en ressentent, et pas toujours pour le mieux. Parfois, leur inventivité formelle se met un peu trop vite à sentir le procédé, comme dans Lettres
en souffrance, composée de missives interrompues aux phrases parfois raturées (ça fait un peu trouvaille de potache, non ?) ou Les diaristes, constituée d’entrées de journaux intimes rédigées par une demi-douzaine de personnages qui, détail quand même un peu gênant, écrivent tous d’une manière identique.
Le style est un problème, avec sa tendance à verser dans la redondance et la surexplication. Ça se lit sans trop d’ennui ni hélas de passion, un intelligent bavardage. Les
rêves de Bethany Mellmoth, qui fait plus de 100 pages, vaut néanmoins le détour. Cette Bethany est clairement inspirée de la Nina de La mouette. Oui, encore Tchekhov.