Leçon de vie par le grec
Han Kang donne aux textes fondateurs ce pouvoir de refonder les existences humaines
Renouer avec la vie au contact d’une langue morte: voilà le paradoxal destin que se construit l’héroïne du nouveau roman d’Han Kang, oeuvre sensible qui laisse sa poésie étreindre la douleur et l’angoisse de l’être.
Elle est femme, atteinte depuis son plus jeune âge d’une étrange maladie qui lui fait perdre la voix. Les racines de son mal sont complexes. Sa mère ne voulait pas d’elle avant même de l’avoir mise au monde. Elle vient tout juste de divorcer sans avoir réussi à obtenir la garde de son enfant. La science échoue depuis toujours à percer le mystère de son aphonie. C’est dans des cours de grec ancien qu’elle va chercher les mots de son réconfort.
Lui, c’est l’homme, professeur de langue. Il a passé sept ans de son enfance en Allemagne avant de revenir à Séoul, s’est frotté à Borges, connaît Platon dans ses moindres recoins et va aider la femme à traduire La République en coréen, sans faire de commentaires sur son mutisme, mais en lui rappelant que le grec utilisé par le philosophe était «comme un fruit mûr juste avant qu’il ne tombe».
Comme elle, son existence est marquée par une mystérieuse fatalité: il sait depuis son plus jeune âge qu’il va devenir aveugle. Ses lectures sont une façon d’éclairer son âme avant que la lumière ne s’éteigne. Dans un escalier, en présence d’un oiseau, l’homme et la femme vont mettre leurs pas sur une même trajectoire comme deux âmes soeurs qui se rapprochent lors d’un banquet.
À grand coup de lumière, la plume de Han Kang, une des plus fulgurantes de la Corée en ce moment, balise les chemins de ces deux protagonistes cherchant dans des textes fondateurs une façon de réparer leurs fondations. L’obsession pour la langue, les lettres et la précision du mot se rencontre dans ce récit qui, deux ans après La végétarienne — une autre histoire d’obsession sous le signe du végétal —, renoue avec l’idée centrale de la survie par la reconstruction et avec des questions nécessaires sur la nature stupide de l’amour, qui peut tout détruire.
«Une expression du grec ancien à la voix moyenne [dit] que la vérité détruit la stupidité. Est-ce vrai? Lorsque la vérité détruit la bêtise, subit-elle des modifications sous l’influence de celleci? De même, quand la stupidité détruit la vérité, se fissure-t-elle, elle aussi, puis s’effondre-t-elle avec elle?»
Entre ombre et lumière, entre noirceur et érudition, Han Kang impose un régime narratif dynamique et lumineux qui n’est pas sans rappeler celui de Platon passant par la voix de Socrate pour insuffler chez ses lecteurs ces questions dont les réponses ne sont jamais sans risque. Sans doute pour rappeler que la vie est aussi une marche en équilibre sur une poutre étroite, dans ce «vide qui ondule comme une eau d’un bleu vif», lorsqu’on s’est débarrassé de nos souffrances, de nos remords, de nos attachements, de nos chagrins et surtout de nos faiblesses.