Si Bouddha savait ça
Avec Le vénérable W., Barbet Schroeder termine sa «trilogie du mal»
Le documentaire Le vénérable W. s’ouvre à Mandalay alors qu’un moine bouddhiste revient sur un de ses sermons favoris. « J’y utilise la métaphore du poisson-chat africain. Les individus de cette espèce se reproduisent très rapidement, s’entredévorent et détruisent leur environnement. Les musulmans sont comme le poisson-chat africain», conclut-il. Interloqué, on se dit qu’on a mal compris: la religion bouddhiste n’est-elle pas la plus pacifiste de toutes? En se penchant sur la rhétorique de l’influent moine myanmarais Ashin Wirathu, Barbet Schroeder prouve, à l’heure où le débat sur l’islamophobie fait rage, que tous les chemins peuvent mener à la haine.
«Vers la fin de 2015, je suis tombé sur un rapport de l’Université de Yale et un
autre d’une université anglaise qui traitaient d’un génocide au Myanmar. Les Rohingyas: un génocide annoncé, titrait-on», relate le cinéaste joint à Paris.
«Ça m’a interpellé, car l’un des thèmes du film de fiction que je venais de terminer, Amnesia, était celui du génocide. J’ai donc étudié ces rapports et, en constatant que des bouddhistes faisaient partie de l’équation, j’ai été sidéré. Le moine Ashin Wirathu s’y imposait comme une figure clé. »
Ledit génocide aurait été perpétré par la majorité bouddhiste contre la minorité musulmane, les Rohingyas. Depuis des années, Ashin Wirathu souffle sur les braises du conflit en prêchant la purification ethnique. Ses arguments et tactiques, comme marquer les commerces tenus par des musulmans, sont des emprunts directs au nazisme.
Un triptyque nécessaire
On l’a évoqué, pareil cas de figure semble relever de la dichotomie : dans l’imaginaire collectif, les moines bouddhistes sont volontiers l’incarnation de la sagesse et de la nonviolence. Idée reçue qui vole en éclats chaque fois ou presque que Wirathu ouvre la bouche.
«Avant d’être un bouddhiste, c’est un nationaliste et un populiste. En même temps, il ne faut pas trop s’étonner, parce qu’à l’Ouest, on a des présidents qui parlent comme ça», note Barbet Schroeder, qui sait en l’occurrence de quoi il cause.
Familier du versant sombre de l’humanité, le cinéaste clôt en effet, avec ce film-ci, une trilogie consacrée au mal. Trois portraits d’êtres, pour reprendre le terme du réalisateur, maléfiques la constituent.
Le premier, qui met en scène le sanguinaire dictateur ougandais Idi Amin Dada, prit l’affiche en 1974. Le second, L’avocat de la terreur, sur Me Jacques Vergès, qui représenta entre autres criminels de guerre le nazi Klaus Barbie, sortit en 2007.
Dans l’intervalle, deux projets abandonnés: l’un sur les Khmers rouges, l’autre sur Lopez Rega, chef des Escadrons de la mort.
À terme, c’est au «vénérable» Wirathu qu’il revint de clore ce triptyque difficile, mais nécessaire, en cela qu’il faut connaître l’existence du pire si l’on souhaite se battre pour le mieux.
Ferrer le poisson
Comme dans les deux autres volets de sa trilogie, Barbet Schroeder maintient une approche objective et ne juge pas son sujet, que ce soit par des techniques de réalisation ou de montage. Les propos — horrifiants — se suffisent à eux-mêmes. Tout juste si, en voix hors champ, des extraits de la doctrine bouddhiste viennent offrir un contrepoint au sens détourné que le populaire moine donne à celle-ci.
La démonstration est dévastatrice. Or Ashin Wirathu, comme le général Idi Amin Dada et Jacques Vergès avant lui, se confie sans gêne ni faux-fuyant.
«Lorsque j’ai pris contact avec lui, Wirathu m’a demandé pourquoi je voulais tourner un documentaire sur lui. À l’époque, les sondages indiquaient que Marine Le Pen pourrait très bien devenir la prochaine présidente française. J’ai mentionné cela et certaines positions défendues par Le Pen, et Wirathu l’a trouvée très sympathique, tout comme Donald Trump, d’ailleurs. Je lui ai ensuite dit que, dans ce contexte, les Français seraient sûrement intéressés de savoir comment il avait réussi à faire passer des lois antimusulmanes. »
Wirathu n’y a vu que du feu. A posteriori, on ne s’en étonne guère tant sa vanité est manifeste à l’image. À cet égard, mais cela ne ressuscitera pas les morts, il y a quelque chose de profondément satisfaisant à voir qu’en définitive, dans le film, c’est lui, le poisson de l’histoire.
Le mal absolu
Pour autant, ce doit être éprouvant de baigner, d’un projet à l’autre, dans ce que l’humanité a de plus laid. Non ?
« Hélas, il est plus facile de trouver le mal que le bien sur la terre. Toutefois, avec Ashin Wirathu, je crois que j’ai touché au mal absolu. »
Après un silence, Barbet Schroeder ajoute: «Maintenant, si je peux continuer de tourner suffisamment longtemps, j’aimerais quand même m’essayer à une trilogie du bien. »
On la lui souhaite, autant qu’à nous.
La rédaction