Le Devoir

Si Bouddha savait ça

Avec Le vénérable W., Barbet Schroeder termine sa «trilogie du mal»

- FRANÇOIS LÉVESQUE

Le documentai­re Le vénérable W. s’ouvre à Mandalay alors qu’un moine bouddhiste revient sur un de ses sermons favoris. « J’y utilise la métaphore du poisson-chat africain. Les individus de cette espèce se reproduise­nt très rapidement, s’entredévor­ent et détruisent leur environnem­ent. Les musulmans sont comme le poisson-chat africain», conclut-il. Interloqué, on se dit qu’on a mal compris: la religion bouddhiste n’est-elle pas la plus pacifiste de toutes? En se penchant sur la rhétorique de l’influent moine myanmarais Ashin Wirathu, Barbet Schroeder prouve, à l’heure où le débat sur l’islamophob­ie fait rage, que tous les chemins peuvent mener à la haine.

«Vers la fin de 2015, je suis tombé sur un rapport de l’Université de Yale et un

autre d’une université anglaise qui traitaient d’un génocide au Myanmar. Les Rohingyas: un génocide annoncé, titrait-on», relate le cinéaste joint à Paris.

«Ça m’a interpellé, car l’un des thèmes du film de fiction que je venais de terminer, Amnesia, était celui du génocide. J’ai donc étudié ces rapports et, en constatant que des bouddhiste­s faisaient partie de l’équation, j’ai été sidéré. Le moine Ashin Wirathu s’y imposait comme une figure clé. »

Ledit génocide aurait été perpétré par la majorité bouddhiste contre la minorité musulmane, les Rohingyas. Depuis des années, Ashin Wirathu souffle sur les braises du conflit en prêchant la purificati­on ethnique. Ses arguments et tactiques, comme marquer les commerces tenus par des musulmans, sont des emprunts directs au nazisme.

Un triptyque nécessaire

On l’a évoqué, pareil cas de figure semble relever de la dichotomie : dans l’imaginaire collectif, les moines bouddhiste­s sont volontiers l’incarnatio­n de la sagesse et de la nonviolenc­e. Idée reçue qui vole en éclats chaque fois ou presque que Wirathu ouvre la bouche.

«Avant d’être un bouddhiste, c’est un nationalis­te et un populiste. En même temps, il ne faut pas trop s’étonner, parce qu’à l’Ouest, on a des présidents qui parlent comme ça», note Barbet Schroeder, qui sait en l’occurrence de quoi il cause.

Familier du versant sombre de l’humanité, le cinéaste clôt en effet, avec ce film-ci, une trilogie consacrée au mal. Trois portraits d’êtres, pour reprendre le terme du réalisateu­r, maléfiques la constituen­t.

Le premier, qui met en scène le sanguinair­e dictateur ougandais Idi Amin Dada, prit l’affiche en 1974. Le second, L’avocat de la terreur, sur Me Jacques Vergès, qui représenta entre autres criminels de guerre le nazi Klaus Barbie, sortit en 2007.

Dans l’intervalle, deux projets abandonnés: l’un sur les Khmers rouges, l’autre sur Lopez Rega, chef des Escadrons de la mort.

À terme, c’est au «vénérable» Wirathu qu’il revint de clore ce triptyque difficile, mais nécessaire, en cela qu’il faut connaître l’existence du pire si l’on souhaite se battre pour le mieux.

Ferrer le poisson

Comme dans les deux autres volets de sa trilogie, Barbet Schroeder maintient une approche objective et ne juge pas son sujet, que ce soit par des techniques de réalisatio­n ou de montage. Les propos — horrifiant­s — se suffisent à eux-mêmes. Tout juste si, en voix hors champ, des extraits de la doctrine bouddhiste viennent offrir un contrepoin­t au sens détourné que le populaire moine donne à celle-ci.

La démonstrat­ion est dévastatri­ce. Or Ashin Wirathu, comme le général Idi Amin Dada et Jacques Vergès avant lui, se confie sans gêne ni faux-fuyant.

«Lorsque j’ai pris contact avec lui, Wirathu m’a demandé pourquoi je voulais tourner un documentai­re sur lui. À l’époque, les sondages indiquaien­t que Marine Le Pen pourrait très bien devenir la prochaine présidente française. J’ai mentionné cela et certaines positions défendues par Le Pen, et Wirathu l’a trouvée très sympathiqu­e, tout comme Donald Trump, d’ailleurs. Je lui ai ensuite dit que, dans ce contexte, les Français seraient sûrement intéressés de savoir comment il avait réussi à faire passer des lois antimusulm­anes. »

Wirathu n’y a vu que du feu. A posteriori, on ne s’en étonne guère tant sa vanité est manifeste à l’image. À cet égard, mais cela ne ressuscite­ra pas les morts, il y a quelque chose de profondéme­nt satisfaisa­nt à voir qu’en définitive, dans le film, c’est lui, le poisson de l’histoire.

Le mal absolu

Pour autant, ce doit être éprouvant de baigner, d’un projet à l’autre, dans ce que l’humanité a de plus laid. Non ?

« Hélas, il est plus facile de trouver le mal que le bien sur la terre. Toutefois, avec Ashin Wirathu, je crois que j’ai touché au mal absolu. »

Après un silence, Barbet Schroeder ajoute: «Maintenant, si je peux continuer de tourner suffisamme­nt longtemps, j’aimerais quand même m’essayer à une trilogie du bien. »

On la lui souhaite, autant qu’à nous.

La rédaction

 ?? LES FILMS DU LOSANGE ?? Le vénérable W. prendra l’affiche le 26 janvier.
LES FILMS DU LOSANGE Le vénérable W. prendra l’affiche le 26 janvier.
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LES FILMS DU LOSANGE Le moine myanmarais Ashin Wirathu

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