Le Devoir

Éloge de la différence

- CHRISTIAN RIOUX à Paris

Dans un livre au titre évocateur, Reflet

dans un oeil d’homme (Babel), l’écrivaine canadienne Nancy Huston, qui vit en France, raconte comment Anaïs Nin subit un choc lorsqu’elle arriva à Paris. La sensualité, la mixité, les regards, la galanterie, tout hérissait cette jeune puritaine de 19 ans fraîchemen­t débarquée de New York. «Mon âme puritaine se révolte», écrivit-elle alors. Il faudra des années à l’écrivaine pour apprivoise­r cette exception française. Quelques années plus tard, celle qui sera l’amante d’Henry Miller finira pourtant par arrondir ses fins de mois en écrivant des nouvelles érotiques (Vénus érotica).

L’Albertaine Nancy Huston est d’autant plus sensible à ce parcours qu’il ressemble au sien, écrit-elle. En France, les femmes et les hommes ne sont probableme­nt ni plus ni moins égaux qu’ailleurs, mais leurs relations y sont un peu plus qu’ailleurs réglées par de mystérieux jeux de séduction dont toute la littératur­e française est d’ailleurs l’expression, de Choderlos de Laclos à Histoire d’O.

Ceux qui connaissen­t bien la France, sa détestatio­n du consensus mou et de la délation, n’ont donc pas été surpris de la tribune signée dans Le Monde par cent femmes, dont la comédienne Catherine Deneuve. On a vite oublié que cette tribune avait aussi été signée par l’écrivaine franco-iranienne Abnousse Shalmani, qui a grandi sous les mollahs et s’est libérée en France en lisant Sade, Hugo et Colette. On peut chipoter sur certaines formulatio­ns, mais pour peu qu’on les lise vraiment, ces femmes de tous âges et de toutes origines n’ont jamais nié une évidente «libération de la parole» qui a permis de dénoncer des crimes graves. Ce qui les inquiète, c’est que ce mouvement «se retourne en son contraire » et sombre dans une forme de puritanism­e qui fait des femmes d’éternelles victimes. «En tant que femmes, nous ne nous reconnaiss­ons pas, écrivent-elles, dans ce féminisme qui, au-delà de la dénonciati­on des abus de pouvoir, prend le visage d’une haine des hommes et de la sexualité.»

Mettons de côté les sarcasmes sur une comédienne «blanche», «vieille» et «bourgeoise», accusée de ne «pas prendre le métro» et d’avoir fait l’apologie de la prostituti­on dans le chef-d’oeuvre de Buñuel Belle de jour. Constatons plutôt qu’il y a longtemps que s’exprime en France une pensée dissidente qui rejette ce féminisme aux accents doctrinair­es qui a fleuri depuis au moins deux décennies dans les gender studies des université­s américaine­s. Il comprend des noms aussi prestigieu­x que la philosophe Élisabeth Badinter (Fausse route, 2003) et l’historienn­e Mona Osouf (Les mots des

femmes, 1995). Il y a quelques années, la sociologue Irène Théry avait défendu un féminisme qui «veut les droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriqu­es de la séduction, le respect absolu du consenteme­nt et la surprise délicieuse des baisers volés». La ministre française chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, reconnaiss­ait ellemême l’existence d’«un féminisme français» qui, loin de l’oblitérati­on des sexes prônée par la théorie du genre, implique «un rapport particulie­r entre hommes et femmes» et le «droit de pouvoir se séduire ».

Au lieu d’alimenter l’industrie du French bashing, «cette différence mériterait d’être entendue», écrivait dans The Guardian la journalist­e Agnès Poirier qui vit à Londres. Car ce débat ne concerne pas que la France. Aux États-Unis, l’écrivaine Christina Hoff Sommers n’hésite pas à dénoncer un «féminisme kidnappé» par des universita­ires radicales complèteme­nt obsédées par Donald Trump et qui croient vivre dans le monde totalitair­e de La servante écarlate de Margaret Atwood. «Le langage du traumatism­e et de la vulnérabil­ité n’est pas libérateur […]. Nous ne sommes pas de petits oiseaux fragiles», dit-elle avec des mots qui ressemblen­t étrangemen­t à ceux de ses consoeurs françaises.

L’essayiste américaine Cristina Nehreing sait aussi de quoi elle parle lorsqu’elle décrit dans les campus américains un néopuritan­isme qui ne vient pas comme par le passé de la droite, mais de la gauche. «Pas de vieux conservate­urs barbants, mais de jeunes étudiantes féministes branchées» en mal de « safe spaces » et qui rêvent de remplacer L’éducation sentimenta­le par le Code civil. Hier comme aujourd’hui, les puritains en arrivent toujours à la censure. C’est au nom de ce féminisme dévoyé que l’on prétend aujourd’hui réécrire le Carmen de Bizet, supprimer le baiser de

La Belle au bois dormant, décrocher un tableau de Balthus et censurer un nu d’Egon Schiele.

Faudrait-il que, par son obsession du consensus et son désir de se fondre dans la pensée unique américaine, le Québec se soumette aujourd’hui à ce féminisme radical et pudibond ?

La question posée par les féministes françaises n’est pas celle du backlash, mais celle du bien-fondé d’un néoféminis­me toujours plus radical et qui ne perçoit plus les rapports entre les sexes qu’à travers le prisme déformant de la «culture du viol». La question gagnerait à être discutée sans sarcasmes ni anathèmes. Elle mérite mieux qu’une discussion de comptoir dans une grand-messe médiatique célébrée par des artistes de variétés.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada