Le Devoir

Une dangereuse méconnaiss­ance

Une marée noire serait difficilem­ent contrôlée en raison du manque de connaissan­ces de cet écosystème marin, dénoncent des chercheurs

- ALEXANDRE SHIELDS

Au moment où l’entreprise Corridor Resources relance l’exploratio­n pétrolière dans le golfe du Saint-Laurent, une trentaine de chercheurs publient un livre dans lequel ils affirment que les connaissan­ces sont nettement insuffisan­tes pour prendre une décision éclairée sur cette question. Ils soutiennen­t aussi qu’un déversemen­t risquerait de remonter jusque dans l’estuaire, au coeur du parc marin du Saguenay–Saint-Laurent.

Dans Les hydrocarbu­res dans le golfe du Saint-Laurent, un ouvrage disponible gratuiteme­nt en ligne, les scientifiq­ues constatent ainsi «une large part de méconnaiss­ance» concernant la dispersion d’un déversemen­t pétrolier, les impacts sur les écosystème­s marins et notre capacité d’interventi­on en cas de marée noire.

«S’il survenait un déversemen­t demain matin, nous serions mal pris, surtout pour savoir où se dirige le pétrole, quels écosystème­s seraient affectés, etc. On ne peut que supposer», déplore Daniel Bourgault, coauteur du livre et professeur-chercheur en océanograp­hie physique à l’Institut des sciences de la mer de l’Université du Québec à Rimouski.

Il n’existe, par exemple, « aucune étude sur un déversemen­t de pétrole qui surviendra­it en profondeur sur le site Old Harry», où l’entreprise Corridor Resources, qui possède des permis dans les eaux québécoise­s et terre-neuviennes, a relancé l’exploratio­n en novembre dernier.

« » S’il survenait un déversemen­t demain matin, nous serions mal pris Daniel Bourgault, coauteur du livre Les hydrocarbu­res dans le golfe du Saint-Laurent et professeur-chercheur en océanograp­hie physique à l’Institut des sciences de la mer de l’Université du Québec à Rimouski

Phénomène méconnu

Or, explique M. Bourgault, il s’agit d’un enjeu majeur. Il existe en effet un phénomène méconnu dans le Saint-Laurent, et plus particuliè­rement dans le chenal Laurentien, cette vallée sous-marine qui parcourt le Saint-Laurent du sud de Terre-Neuve à la région de Tadoussac.

Tout le long du chenal, l’eau située sous les 30 mètres de profondeur remonte vers l’amont. Celle située entre 50 mètres et 150 mètres de profondeur, par exemple, peut parcourir 10 kilomètres par jour vers l’amont, pour se rendre jusqu’à Tadoussac, dans le fjord du Saguenay, et même plus en amont dans l’estuaire du Saint-Laurent, vers l’île d’Orléans.

Cela signifie, selon Daniel Bourgault, que du pétrole qui serait déversé à Old Harry pourrait remonter en deux ou trois mois jusqu’à Tadoussac, au coeur du parc marin du Saguenay–Saint-Laurent. «Il y aurait une dégradatio­n partielle des hydrocarbu­res, donc ça ne signifie pas une destructio­n de l’écosystème en amont, mais ça pourrait avoir un impact.»

Le gouverneme­nt du Québec a justement fermé la porte à l’exploratio­n pétrolière dans l’estuaire en faisant valoir que les risques environnem­entaux seraient trop importants.

Un déversemen­t qui surviendra­it en profondeur dans le golfe traversera­it, sur sa route, pas moins de six «refuges marins» établis par le gouverneme­nt fédéral pour protéger des espèces qui vivent sur les fonds marins.

Selon les résultats des recherches présentés dans l’ouvrage mis en ligne par le collectif «Notre golfe», les zones susceptibl­es de recevoir des contaminan­ts flottants en provenance d’Old Harry incluent même les îles de la Madeleine et la côte ouest de Terre-Neuve.

Nettoyage pénible

Comment réagiraien­t les écosystème­s du Saint-Laurent si un tel scénario devait se produire à partir d’une plateforme de forage ou du naufrage d’un pétrolier ?

«Il n’existe pratiqueme­nt rien en matière d’évaluation des risques et des impacts environnem­entaux», laisse tomber Mathieu Cusson, professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi et spécialist­e des écosystème­s côtiers.

«Il est impossible actuelleme­nt d’évaluer la résilience des écosystème­s, déplore M. Cusson. Nous avons très peu de données sur les côtes, donc sur l’état actuel des écosystème­s, et il n’est pas possible de dire quels devraient être les secteurs à prioriser pour le nettoyage en cas d’incident. »

Qui plus est, Mathieu Cusson et ses collègues scientifiq­ues soulignent que le Saint-Laurent est caractéris­é par des conditions météorolog­iques qui, de huit à neuf mois par année, compliquer­aient grandement toute interventi­on en cas de marée noire. On peut penser aux périodes de grands vents et de fortes vagues, mais aussi à la période hivernale, où la présence de glaces rendrait la tâche pour ainsi dire impossible.

«Le pire scénario serait celui d’un déversemen­t qui se produirait pendant la période où il y a présence de glaces, soit de la fin de novembre au mois de mars ou avril. Les difficulté­s d’interventi­on seraient pour ainsi dire insurmonta­bles», affirme d’ailleurs Émilien Pelletier, spécialist­e de l’océanograp­hie chimique et de l’écotoxicol­ogie.

Selon lui, un cas peut d’ailleurs nous renseigner sur les conséquenc­es à long terme d’une marée noire dans le golfe : l’Exxon Valdez, échoué en Alaska en 1989. Les conditions climatique­s y sont en effet similaires à celles du Saint-Laurent.

Or, dans ce cas, des traces de pétrole brut étaient toujours bien présentes plus de 20 ans après le naufrage du pétrolier.

Fin d’une époque

M. Pelletier, qui étudie ces questions depuis plusieurs années, doute cependant fortement qu’un projet d’exploitati­on pétrolière voie le jour dans le golfe. Il estime ainsi que l’acceptabil­ité sociale ne sera jamais au rendez-vous. «Nous sommes en train de quitter l’âge du pétrole», résume-t-il.

Le premier ministre Philippe Couillard a déjà formulé des réticences par rapport au projet de Old Harry. Mais du côté de Terre-Neuve, Corridor Resources a obtenu un renouvelle­ment de son permis en 2017.

L’entreprise, qui a reçu 19,5 millions du Québec en guise de compensati­on pour la fin du projet Hydrocarbu­res Anticosti, a maintenant jusqu’en 2020 pour réaliser un premier forage.

LES HYDROCARBU­RES DANS LE GOLFE DU SAINT-LAURENT Ouvrage collectif notregolfe.ca

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ALEXANDRE SHIELDS LE DEVOIR Du pétrole déversé en profondeur dans le cadre de forages dans le golfe du Saint-Laurent risquerait de remonter jusqu’à Tadoussac, au coeur du parc marin du Saguenay-Saint-Laurent.

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