La « victime », une menace pour l’ordre établi
La «culture victimaire», ça vous dit quelque chose ? Un nouveau concept qui performe bien dans l’espace public ces dernières années, surtout lorsqu’il s’agit de discréditer des revendications, des dénonciations ou des mouvements sociaux qui veulent mettre en lumière des rapports de pouvoir et des formes diverses d’oppression. Il est aisé d’en dénicher des traces un peu partout dans les médias, comme dans la lettre ouverte publiée le 9 janvier dans le quotidien Le Monde par un collectif de cent femmes françaises (dont l’actrice Catherine Deneuve) — une charge qui a eu ses échos aussi au Québec. […]
Se retrouve dans cette lettre un exemple emblématique du concept de la culture victimaire, à l’endroit où les auteures effectuent un parallèle entre le mouvement #MoiAussi et un certain puritanisme renouvelé qui, «au nom d’un prétendu bien général [se servirait des] arguments de la protection des femmes et de leur émancipation pour mieux les enchaîner à un statut d’éternelles victimes». Si certains des arguments contenus dans ladite lettre peuvent contribuer à l’exercice du débat, l’essentiel de la critique qu’elle contient est toutefois dirigé vers la défense de certaines normes sociales. Rien de nouveau sur ce plan, l’évolution des sociétés humaines prenant toujours la forme d’une dialectique entre contestations et luttes sociales d’une part, et contre-mouvements pour préserver l’ordre établi d’autre part.
Une nouvelle crainte
Ce qui est nouveau avec la culture victimaire, c’est cette crainte que la plainte des victimes se propage et contamine la société à un tel point que tout un chacun choisisse soudainement de «profiter» d’un statut de victime pour réclamer réparation. Un article récent du Devoir (« Le prix du passé pour le gouvernement Trudeau», 2 décembre 2017) contient une illustration éloquente de cette crainte: «On est en train de créer des gens qui sont des moumounes, lance le professeur de philosophie [Gérald Allard, professeur de philosophie au cégep de SainteFoy]. Qui voient qu’être délicats, hypersensibles, c’est payant. Pire, si tu n’es pas hypersensible, tu es malade. Si tu ne sens pas qu’il y a constamment autour de toi des Blancs mâles gagnants qui veulent ton mal, c’est parce que ton radar est défectueux. » La logique sous-jacente à ce type de propos transforme ainsi les rapports de pouvoir en une fabulation de l’esprit, au même titre que le sentiment d’oppression.
À travers l’histoire, la contestation de la normativité sociale et des rapports de pouvoir qui la traversent a toujours été source de conflit. Discréditée et taxée d’illégitimité par les classes dominantes, elle a pourtant mené à des transformations importantes de l’organisation sociale. Les formes des conflits sociaux et des discours qui les accompagnent ont bien sûr toujours varié selon les normes sociales des époques. Ne faisant pas exception, le concept de la culture victimaire représente une nouvelle catégorie de discours visant à discréditer de nouveaux types de contestation. En conformité avec l’idéologie néolibérale ambiante, il perpétue la représentation du contestataire «faible» (perdant) qui n’arrive tout simplement pas à s’adapter à l’ordre établi ou à prendre sa place (devenir un gagnant).
Violence symbolique
Lorsqu’il est question de défendre ou de reproduire l’ordre social établi, le concept de «violence symbolique» développé par l’un des plus grands représentants de la sociologie française, Pierre Bourdieu, permet un éclairage intéressant. Ce concept renvoie à un processus de soumission, sans recours à la violence physique, par lequel les dominés perçoivent la hiérarchie sociale comme légitime et naturelle. Il s’agit d’un processus inconscient qui permet l’institutionnalisation d’un pouvoir qui demeure méconnu, surtout chez les classes dominées, entre autres par l’entremise de l’éducation et des médias. La violence symbolique exercée par les classes dominantes permet ainsi l’imposition de significations, de discours et de pratiques «légitimes» en dissimulant les rapports de force qui y sont sous-jacents.
Avancer la thèse de la culture victimaire pour discréditer et museler les voix de personnes ou de mouvements qui dénoncent différents types de discriminations et de rapports de pouvoir (ex.: groupes de femmes, groupes de défense des droits en santé mentale, mouvements de personnes racisées, mouvements LGBTQ+, etc.) constitue une forme particulière de violence symbolique. Ne pas leur accorder de légitimité revient aussi à minimiser ou même à nier la question des privilèges de certains groupes ou statuts sociaux. Une question essentielle à considérer si nous souhaitons mieux comprendre la dynamique systémique des inégalités contemporaines pour évoluer collectivement vers une normativité sociale un peu plus inclusive. Difficile exercice il va sans dire, il demeure toutefois primordial pour une société plus équilibrée. Il exige un effort de «décentrement» (individuel et collectif) pour réussir à entendre les messages véhiculés par les gens qui dénoncent et revendiquent, et qui nous parlent de l’état actuel de nos déséquilibres sociaux. À tout le moins, commençons par casser la représentation populaire qui associe toute pensée ou réflexion sur le racisme et la discrimination systémique à un exercice de flagellation collective — ou à l’entretien d’un sentiment de culpabilité collective — inutile et dangereux. Le débat ne s’en portera que mieux.