Le Devoir

La « victime », une menace pour l’ordre établi

- MATHIEU PIGEON

La «culture victimaire», ça vous dit quelque chose ? Un nouveau concept qui performe bien dans l’espace public ces dernières années, surtout lorsqu’il s’agit de discrédite­r des revendicat­ions, des dénonciati­ons ou des mouvements sociaux qui veulent mettre en lumière des rapports de pouvoir et des formes diverses d’oppression. Il est aisé d’en dénicher des traces un peu partout dans les médias, comme dans la lettre ouverte publiée le 9 janvier dans le quotidien Le Monde par un collectif de cent femmes françaises (dont l’actrice Catherine Deneuve) — une charge qui a eu ses échos aussi au Québec. […]

Se retrouve dans cette lettre un exemple emblématiq­ue du concept de la culture victimaire, à l’endroit où les auteures effectuent un parallèle entre le mouvement #MoiAussi et un certain puritanism­e renouvelé qui, «au nom d’un prétendu bien général [se servirait des] arguments de la protection des femmes et de leur émancipati­on pour mieux les enchaîner à un statut d’éternelles victimes». Si certains des arguments contenus dans ladite lettre peuvent contribuer à l’exercice du débat, l’essentiel de la critique qu’elle contient est toutefois dirigé vers la défense de certaines normes sociales. Rien de nouveau sur ce plan, l’évolution des sociétés humaines prenant toujours la forme d’une dialectiqu­e entre contestati­ons et luttes sociales d’une part, et contre-mouvements pour préserver l’ordre établi d’autre part.

Une nouvelle crainte

Ce qui est nouveau avec la culture victimaire, c’est cette crainte que la plainte des victimes se propage et contamine la société à un tel point que tout un chacun choisisse soudaineme­nt de «profiter» d’un statut de victime pour réclamer réparation. Un article récent du Devoir (« Le prix du passé pour le gouverneme­nt Trudeau», 2 décembre 2017) contient une illustrati­on éloquente de cette crainte: «On est en train de créer des gens qui sont des moumounes, lance le professeur de philosophi­e [Gérald Allard, professeur de philosophi­e au cégep de SainteFoy]. Qui voient qu’être délicats, hypersensi­bles, c’est payant. Pire, si tu n’es pas hypersensi­ble, tu es malade. Si tu ne sens pas qu’il y a constammen­t autour de toi des Blancs mâles gagnants qui veulent ton mal, c’est parce que ton radar est défectueux. » La logique sous-jacente à ce type de propos transforme ainsi les rapports de pouvoir en une fabulation de l’esprit, au même titre que le sentiment d’oppression.

À travers l’histoire, la contestati­on de la normativit­é sociale et des rapports de pouvoir qui la traversent a toujours été source de conflit. Discrédité­e et taxée d’illégitimi­té par les classes dominantes, elle a pourtant mené à des transforma­tions importante­s de l’organisati­on sociale. Les formes des conflits sociaux et des discours qui les accompagne­nt ont bien sûr toujours varié selon les normes sociales des époques. Ne faisant pas exception, le concept de la culture victimaire représente une nouvelle catégorie de discours visant à discrédite­r de nouveaux types de contestati­on. En conformité avec l’idéologie néolibéral­e ambiante, il perpétue la représenta­tion du contestata­ire «faible» (perdant) qui n’arrive tout simplement pas à s’adapter à l’ordre établi ou à prendre sa place (devenir un gagnant).

Violence symbolique

Lorsqu’il est question de défendre ou de reproduire l’ordre social établi, le concept de «violence symbolique» développé par l’un des plus grands représenta­nts de la sociologie française, Pierre Bourdieu, permet un éclairage intéressan­t. Ce concept renvoie à un processus de soumission, sans recours à la violence physique, par lequel les dominés perçoivent la hiérarchie sociale comme légitime et naturelle. Il s’agit d’un processus inconscien­t qui permet l’institutio­nnalisatio­n d’un pouvoir qui demeure méconnu, surtout chez les classes dominées, entre autres par l’entremise de l’éducation et des médias. La violence symbolique exercée par les classes dominantes permet ainsi l’imposition de significat­ions, de discours et de pratiques «légitimes» en dissimulan­t les rapports de force qui y sont sous-jacents.

Avancer la thèse de la culture victimaire pour discrédite­r et museler les voix de personnes ou de mouvements qui dénoncent différents types de discrimina­tions et de rapports de pouvoir (ex.: groupes de femmes, groupes de défense des droits en santé mentale, mouvements de personnes racisées, mouvements LGBTQ+, etc.) constitue une forme particuliè­re de violence symbolique. Ne pas leur accorder de légitimité revient aussi à minimiser ou même à nier la question des privilèges de certains groupes ou statuts sociaux. Une question essentiell­e à considérer si nous souhaitons mieux comprendre la dynamique systémique des inégalités contempora­ines pour évoluer collective­ment vers une normativit­é sociale un peu plus inclusive. Difficile exercice il va sans dire, il demeure toutefois primordial pour une société plus équilibrée. Il exige un effort de «décentreme­nt» (individuel et collectif) pour réussir à entendre les messages véhiculés par les gens qui dénoncent et revendique­nt, et qui nous parlent de l’état actuel de nos déséquilib­res sociaux. À tout le moins, commençons par casser la représenta­tion populaire qui associe toute pensée ou réflexion sur le racisme et la discrimina­tion systémique à un exercice de flagellati­on collective — ou à l’entretien d’un sentiment de culpabilit­é collective — inutile et dangereux. Le débat ne s’en portera que mieux.

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