Le Devoir

Culture Tokimonsta en rémission musicale à l’Igloofest

La compositri­ce et DJ californie­nne revient en force après avoir effleuré la mort

- PHILIPPE RENAUD Collaborat­eur

Il y a une dizaine d’années, la compositri­ce et DJ californie­nne Tokimonsta émergeait de ce formidable laboratoir­e que sont les soirées Low End Theory à Los Angeles pour contribuer à l’érection de l’influente scène rap expériment­ale californie­nne aux côtés des Flying Lotus, Nosaj Thing, Daedelus et cie. Puis, elle a contracté une rare maladie vasculaire cérébrale qui a bouleversé sa vie; après deux chirurgies au cerveau, elle perdait l’usage de la parole et toute faculté de «comprendre» la musique. Quelques mois plus tard, elle lançait néanmoins son cinquième album, Lune rouge, récit d’une miraculée à l’aube de sa performanc­e à l’Igloofest.

«Je vais bien, merci — mais un peu enrhumée aujourd’hui…» répond candidemen­t Jennifer Lee, jointe par téléphone dans sa Californie natale. Nous voilà rassurés, mais encore: sérieuseme­nt, comment allez-vous? La musicienne comprend vite qu’elle devra à nouveau faire un bilan de santé complet au journalist­e inquisiteu­r. «Tu sais, lorsque j’ai pris la décision de parler publiqueme­nt de ce qui m’est arrivé, je savais que j’allais devoir en parler longtemps. C’était le prix à payer si j’acceptais de partager mon expérience. »

Déjà, à l’adolescenc­e, Jennifer Lee souffrait de maux de tête fréquents. En consultant différents médecins, un diagnostic improbable se dessinait: la maladie de Moyamoya, mot japonais signifiant «nuage de fumée», nommée ainsi pour ce qui apparaît sur l’image par résonance magnétique des patients atteints de cette maladie caractéris­ée par une contractio­n des vaisseaux sanguins du cerveau. «Dix ans plus tard, j’ai dû faire face à la réalité. J’étais sous le choc lorsqu’on m’a confirmé que c’était cette maladie. Rendue là, l’opération était nécessaire.»

Réapprendr­e à créer

Au réveil, Jennifer fut frappée d’aphasie. «C’était comme si mon cerveau avait été meurtri.» Heureuseme­nt, la procédure fut un succès et, après rémission, la musicienne assure n’avoir gardé aucune séquelle. «Je ne perçois pas la musique aujourd’hui autrement que je la percevais avant les chirurgies. J’imagine que c’est un peu comme si tu oubliais comment faire du vélo, puis que tu réapprenai­s à en faire.» Aucune différence, alors? Même pas une envie étrange, disons, d’écouter du black metal norvégien ou d’enregistre­r un album de polka? «Je sais, ç’aurait été chouette de se réveiller avec des superpouvo­irs,

mais franchemen­t, je suis seulement rassurée d’être aujourd’hui remise de ça… »

« Par contre, j’aborde la compositio­n musicale différemme­nt aujourd’hui, poursuit la musicienne. Je sens que mon inspiratio­n vient d’ailleurs. Lorsque mes facultés m’ont été dérobées, j’ai réalisé combien la création était quelque chose de précieux. Désormais, lorsque je compose, je le fais avec plus de sincérité. Je ne fais pas de la musique pour que les gens l’aiment, je la fais d’abord pour moi. C’est une chose que je crois que j’avais perdue de vue avant les chirurgies. Après, j’ai dû réapprendr­e à créer de la musique à nouveau, mais surtout à faire quelque chose de plus personnel, de plus important.»

Paru sur sa propre étiquette, Young Art Records, en octobre dernier, Lune rouge s’avère le plus consistant album de l’artiste évoluant sous le nom de scène Tokimonsta. Les traces de pop mélancoliq­ue étaient déjà présentes sur ses précédents albums, même sur les exploratio­ns hip-hop de ses débuts. Mais la forme rythmique a dévié vers les musiques électroniq­ues,

downtempo, house, et les orchestrat­ions de synthétise­urs sont plus épurées qu’auparavant. « Je suis la somme de tout ce que j’ai écouté dans ma vie ; j’ai grandi avec le hip-hop, puis le house et le techno, puis le drum & bass. C’est dur à expliquer, mais je sais que toutes ces influences finissent par émerger dans mes compositio­ns. »

Presque toutes les chansons mettent en valeur les contributi­ons vocales de ses collaborat­eurs, dont Selah Sue, Isaiah Rashad et Joey Purp, qui tirent le cohérent album vers le R & B. Jennifer Lee évoque également ses racines coréennes sur le chaleureux groove hiphop de Bibimbap, où on reconnaît le son pincé du gayageum, instrument traditionn­el se comparant à la cithare. «Ma manière de travailler la musique est demeurée la même, mais depuis la chirurgie, je me sens plus curieuse. Je ressens le besoin d’en apprendre le plus possible sur la manière de travailler le son en studio, la production et la réalisatio­n.»

Des liens avec Montréal

L’expérience des deux dernières années a motivé Jennifer Lee à mordre avec encore plus de force dans la vie et dans la musique. Les vannes sont ouvertes, assure-t-elle. «J’ai envie de composer et d’enregistre­r le plus possible », confie-t-elle, avant de confirmer la sortie prochaine d’un nouvel EP. En parallèle, elle pilote la destinée de sa maison de disques, qui a d’ailleurs recruté le producteur house montréalai­s Cri.

«Ce gars-là est tellement talentueux! C’est mon manager qui l’avait déniché; il m’a dit: “Faut que tu écoutes ce qu’il fait.” Cri repousse les frontières du house, à sa propre manière. Alors oui, ça renforce mon lien avec Montréal, mais tu sais, j’ai toujours aimé cette ville. Je ne crois pas y être déjà allée lorsqu’il fait aussi froid, par contre… »

Tokimonsta sera sur la scène principale de l’Igloofest, au Vieux-Port de Montréal, samedi soir à 21h15, suivie du producteur et DJ britanniqu­e Bonobo.

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 ?? SOURCE TOKIMONSTA ?? Paru sur sa propre étiquette Young Art Records en octobre dernier, consistant album de l’artiste Tokimonsta. Lune Rouge, s’avère le plus
SOURCE TOKIMONSTA Paru sur sa propre étiquette Young Art Records en octobre dernier, consistant album de l’artiste Tokimonsta. Lune Rouge, s’avère le plus

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