Le Québec aura besoin des gouvernements pour effectuer son virage numérique
La révolution technologique en cours risque de faire mal, quoi qu’en disent les experts qui se veulent rassurants. Les gouvernements seront essentiels pour en tirer le meilleur parti et amortir le choc.
Plus de 850 personnes se sont réunies lundi, par un petit matin glacial, dans la salle de divertissement ultrabranchée du New City Gas, dans le quartier montréalais non moins branché de Griffintown, à l’invitation de la chambre de commerce pour faire le point sur la révolution de l’intelligence artificielle (IA) et célébrer le leadership du Québec dans le domaine sur la scène internationale. Le lendemain, l’Institut C.D. Howe venait assombrir un peu le portrait avec une étude concluant que l’IA, les robots et autres mégadonnées feront probablement moins perdre d’emplois aux Canadiens qu’on le pense généralement, mais que le Québec pourrait avoir plus de mal à s’y adapter que les autres grandes provinces.
La peur que les humains fassent les frais de la montée des nouvelles technologies numériques est allée grandissante ces dernières années. Elle découle de l’expérience concrète de tous ces travailleurs manufacturiers qui ont été remplacés par des robots. Elle vient aussi du remplacement de caissières à la banque et à l’épicerie par des machines, de vendeurs et de leurs magasins par des sites de vente par Internet et de techniciens en comptabilité par des logiciels. À en croire les premières évaluations d’experts, presque tous les emplois relativement routiniers et souvent occupés par les travailleurs de la classe moyenne, comme agent de crédit, commis de bureau, vendeur de magasin, assistant légal, cuisinier de restaurant rapide ou garde de sécurité, étaient menacés. Certains disaient même que la moitié des emplois étaient condamnés d’ici cinq à quinze ans.
Se penchant plus en détail sur la nature précise des tâches en question, des études plus récentes sont venues considérablement nuancer ce portrait, estimant par exemple que seulement 9% des travailleurs canadiens occupent un emploi dont au moins 70% des tâches seraient automatisables. Quant à ceux qui perdront malgré tout leur emploi, les économistes ont la manie de répondre que de tout temps les changements technologiques ont bousculé des travailleurs dans leurs habitudes et qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de regretter la disparition des maréchaux-ferrants, des mineurs qui travaillaient au pic et à la pelle et des ouvriers enfants dans les anciennes filatures.
Compétences humaines
C’était le point de vue de l’étude du C.D. Howe, cette semaine. On y ajoutait toutefois que pour s’adapter ou se recycler dans la nouvelle économie, les travailleurs devront disposer de certaines compétences de base en littératie, en numératie et en résolution de problème qui manquent actuellement à un plus grand nombre de Québécois que d’Ontariens ou d’Albertains.
Après vérification, on voit que ce retard du Québec est essentiellement le fait des 45 ans et plus et qu’il semble attribuable à une réalité, en matière d’éducation, aujourd’hui révolue.
Une autre étude, de l’OCDE celle-là, apportait cet automne des précisions importantes. On y rappelait d’abord que le rythme des transformations technologiques auxquelles les travailleurs sont censés s’adapter est beaucoup plus rapide aujourd’hui qu’au début de l’industrialisation. On y révélait ensuite qu’en matière de compétences en littératie et en numératie, les machines seront bientôt aussi bonnes, sinon meilleures que presque 90% de la population des pays développés. Ce qui rappelle l’urgence de la situation et ajoute à l’importance d’aider les travailleurs à développer aussi d’autres compétences plus humaines, telles que leur capacité d’adaptation, leur créativité et leur intelligence af fective.
Gouvernements demandés
Un tel enjeu relève bien évidemment des gouvernements. Mais ce n’est pas le seul. C’est eux aussi qui sont pris aujourd’hui avec une montée des inégalités qui découle notamment du choc sur les emplois et les revenus infligé par les nouvelles technologies. C’est à eux également de s’assurer que nos économies tirent le meilleur parti possible de la révolution en cours.
Grande spécialiste du processus d’innovation technologique, l’économiste Marina Mazzucato a montré comment les pouvoirs publics ont toujours été plus actifs dans le succès économique des pays qu’on ne le dit souvent. L’exemple préféré de l’Italo-Américaine est celui de la fierté de la Silicon Valley, le fameux iPhone d’Apple. Presque tous ses éléments importants — de l’Internet au GPS en passant par l’écran tactile et le système d’aide vocal — n’auraient jamais vu le jour sans des investissements directs des gouvernements. Que ce soit aux États-Unis, en Chine ou en Allemagne, les innovations technologiques qui ont mené au succès économique ont toutes eu besoin des pouvoirs publics, qui ne se limitaient pas à un rôle de facilitateurs, mais osaient choisir des domaines prioritaires et s’y impliquer directement à tous les niveaux de la chaîne, dit-elle.
L’annonce d’Ottawa jeudi de l’investissement de 700 millions en cinq ans dans les entreprises les plus prometteuses dans le domaine des technologies vertes lui ferait sans doute plaisir. Tout comme la décision de Québec de créer une nouvelle grappe industrielle en intelligence artificielle.