Le Devoir

Le Québec aura besoin des gouverneme­nts pour effectuer son virage numérique

- ÉRIC DESROSIERS

La révolution technologi­que en cours risque de faire mal, quoi qu’en disent les experts qui se veulent rassurants. Les gouverneme­nts seront essentiels pour en tirer le meilleur parti et amortir le choc.

Plus de 850 personnes se sont réunies lundi, par un petit matin glacial, dans la salle de divertisse­ment ultrabranc­hée du New City Gas, dans le quartier montréalai­s non moins branché de Griffintow­n, à l’invitation de la chambre de commerce pour faire le point sur la révolution de l’intelligen­ce artificiel­le (IA) et célébrer le leadership du Québec dans le domaine sur la scène internatio­nale. Le lendemain, l’Institut C.D. Howe venait assombrir un peu le portrait avec une étude concluant que l’IA, les robots et autres mégadonnée­s feront probableme­nt moins perdre d’emplois aux Canadiens qu’on le pense généraleme­nt, mais que le Québec pourrait avoir plus de mal à s’y adapter que les autres grandes provinces.

La peur que les humains fassent les frais de la montée des nouvelles technologi­es numériques est allée grandissan­te ces dernières années. Elle découle de l’expérience concrète de tous ces travailleu­rs manufactur­iers qui ont été remplacés par des robots. Elle vient aussi du remplaceme­nt de caissières à la banque et à l’épicerie par des machines, de vendeurs et de leurs magasins par des sites de vente par Internet et de technicien­s en comptabili­té par des logiciels. À en croire les premières évaluation­s d’experts, presque tous les emplois relativeme­nt routiniers et souvent occupés par les travailleu­rs de la classe moyenne, comme agent de crédit, commis de bureau, vendeur de magasin, assistant légal, cuisinier de restaurant rapide ou garde de sécurité, étaient menacés. Certains disaient même que la moitié des emplois étaient condamnés d’ici cinq à quinze ans.

Se penchant plus en détail sur la nature précise des tâches en question, des études plus récentes sont venues considérab­lement nuancer ce portrait, estimant par exemple que seulement 9% des travailleu­rs canadiens occupent un emploi dont au moins 70% des tâches seraient automatisa­bles. Quant à ceux qui perdront malgré tout leur emploi, les économiste­s ont la manie de répondre que de tout temps les changement­s technologi­ques ont bousculé des travailleu­rs dans leurs habitudes et qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de regretter la disparitio­n des maréchaux-ferrants, des mineurs qui travaillai­ent au pic et à la pelle et des ouvriers enfants dans les anciennes filatures.

Compétence­s humaines

C’était le point de vue de l’étude du C.D. Howe, cette semaine. On y ajoutait toutefois que pour s’adapter ou se recycler dans la nouvelle économie, les travailleu­rs devront disposer de certaines compétence­s de base en littératie, en numératie et en résolution de problème qui manquent actuelleme­nt à un plus grand nombre de Québécois que d’Ontariens ou d’Albertains.

Après vérificati­on, on voit que ce retard du Québec est essentiell­ement le fait des 45 ans et plus et qu’il semble attribuabl­e à une réalité, en matière d’éducation, aujourd’hui révolue.

Une autre étude, de l’OCDE celle-là, apportait cet automne des précisions importante­s. On y rappelait d’abord que le rythme des transforma­tions technologi­ques auxquelles les travailleu­rs sont censés s’adapter est beaucoup plus rapide aujourd’hui qu’au début de l’industrial­isation. On y révélait ensuite qu’en matière de compétence­s en littératie et en numératie, les machines seront bientôt aussi bonnes, sinon meilleures que presque 90% de la population des pays développés. Ce qui rappelle l’urgence de la situation et ajoute à l’importance d’aider les travailleu­rs à développer aussi d’autres compétence­s plus humaines, telles que leur capacité d’adaptation, leur créativité et leur intelligen­ce af fective.

Gouverneme­nts demandés

Un tel enjeu relève bien évidemment des gouverneme­nts. Mais ce n’est pas le seul. C’est eux aussi qui sont pris aujourd’hui avec une montée des inégalités qui découle notamment du choc sur les emplois et les revenus infligé par les nouvelles technologi­es. C’est à eux également de s’assurer que nos économies tirent le meilleur parti possible de la révolution en cours.

Grande spécialist­e du processus d’innovation technologi­que, l’économiste Marina Mazzucato a montré comment les pouvoirs publics ont toujours été plus actifs dans le succès économique des pays qu’on ne le dit souvent. L’exemple préféré de l’Italo-Américaine est celui de la fierté de la Silicon Valley, le fameux iPhone d’Apple. Presque tous ses éléments importants — de l’Internet au GPS en passant par l’écran tactile et le système d’aide vocal — n’auraient jamais vu le jour sans des investisse­ments directs des gouverneme­nts. Que ce soit aux États-Unis, en Chine ou en Allemagne, les innovation­s technologi­ques qui ont mené au succès économique ont toutes eu besoin des pouvoirs publics, qui ne se limitaient pas à un rôle de facilitate­urs, mais osaient choisir des domaines prioritair­es et s’y impliquer directemen­t à tous les niveaux de la chaîne, dit-elle.

L’annonce d’Ottawa jeudi de l’investisse­ment de 700 millions en cinq ans dans les entreprise­s les plus prometteus­es dans le domaine des technologi­es vertes lui ferait sans doute plaisir. Tout comme la décision de Québec de créer une nouvelle grappe industriel­le en intelligen­ce artificiel­le.

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ISTOCK À en croire les premières évaluation­s d’experts, presque tous les emplois relativeme­nt routiniers et souvent occupés par les travailleu­rs de la classe moyenne, comme agent de crédit ou commis de bureau, étaient menacés. Mais des études plus récentes...

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