Un des épisodes les plus sombres de l’histoire du Québec moderne: le philosophe Jocelyn Maclure.
Le philosophe Jocelyn Maclure revient sur les causes et les conséquences de la tragédie
Jocelyn Maclure est cotitulaire de la Chaire sur la philosophie dans le monde actuel de l’Université Laval. Il a agi comme analyste expert auprès de la commission Bouchard-Taylor.
Que représente l’attentat de Québec pour vous?
C’est un événement d’une gravité extrême. Des individus ont été tués ou blessés sur la simple base d’un aspect de leur identité, parce qu’ils sont musulmans, comme les victimes de l’attentat de Polytechnique ont été visées simplement parce qu’elles étaient des femmes. C’est l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire du Québec moderne. Il ne faut pas l’oublier. La complaisance n’est pas une option lorsque la violence interrompt le débat démocratique.
Comment comprenez-vous et expliquezvous cet attentat?
Comme tout le monde, je constate que le rapport entre l’Islam et l’Occident est l’une des grandes sources de tension du monde contemporain, en particulier depuis les attentats du 11 septembre 2001. Ce que j’ai déjà appelé une «dialectique mortifère» alimentée par un islamisme violent dévoyant la religion musulmane d’un côté, et par une islamophobie décomplexée de l’autre, est à l’oeuvre dans la plupart des sociétés occidentales. L’idée n’est pas de répartir les blâmes également, mais de souligner que chacun des camps voit sa vision du monde consolidée et justifiée lorsque des paroles offensantes sont prononcées ou que des gestes violents sont posés par des membres de l’autre camp. Désamorcer cette dialectique est l’un de nos défis les plus importants. Le Québec est loin d’être seul.
Pourquoi s’est-il produit là, maintenant?
Le débat sur la place de la religion dans l’espace public et sur les accommodements raisonnables est sans doute celui qui a le plus divisé les Québécois depuis 2006. Étant donné le contexte international et les mouvements migratoires, l’islam est au coeur de ce débat. Or le discours critique sur l’islam, au Québec et ailleurs, s’est graduellement radicalisé. Pour se démarquer de la norme, des élus et des influenceurs devaient toujours aller plus loin.
C’était particulièrement évident pendant le débat sur la charte des valeurs. On alimente le spectre d’une «islamisation de la société» alors que les faits ne l’autorisent nullement. Aux Pays-Bas, le Parti de la liberté est allé jusqu’à s’engager à bannir les mosquées et les corans sur le territoire. Lorsque la frontière de ce qu’il est légitime d’exprimer sur la place publique se déplace ainsi, il est prévisible que certains, plus fragiles psychologiquement, pensent qu’il est temps de faire un pas de plus, de passer des paroles à la violence physique.
Comment vous-même jugez-vous notre réaction collective à cet événement depuis un an?
La réaction est troublante. L’expression de solidarité et la volonté de rapprochement qui a suivi l’attentat étaient réconfortantes et encourageantes. Malheureusement, cet esprit s’est vite dissipé. Je crains qu’on ait déjà oublié la gravité de l’événement et l’impératif éthique en vertu duquel il faut tout faire pour réduire les risques de nouveaux attentats.
Quels conseils formulez-vous pour améliorer les rapports avec la communauté musulmane du Québec?
Le piège de l’abstraction est particulièrement dangereux. Il ne faut jamais perdre de vue que les personnes musulmanes sont des personnes en chair et en os, complexes comme nous le sommes tous. Il y a des personnes de culture musulmane qui ne sont pas particulièrement croyantes ou pratiquantes, il y a plusieurs interprétations possibles de la foi musulmane et, comme c’était le cas chez les catholiques du Québec il n’y a pas si longtemps, il y a souvent une distance importante entre le dogme et la pratique.
J’aimerais que tous aient la chance, comme je l’ai, de rencontrer les Nassiba, Kheira, Rachida et Setareh qui prennent soin de mes enfants dans les services de garde au CPE et à l’école.
Et du point de vue du débat public et des médias?
Comme plusieurs ont un rapport à l’islam essentiellement médiatisé, ceux qui ont une tribune publique ont le devoir de faire preuve de rigueur lorsqu’ils parlent des musulmans. Tous ceux, moi y compris, qui ont le privilège de participer à la discussion démocratique ont le devoir de réfléchir à la façon dont leurs idées peuvent être interprétées.
Cela ne signifie pas que des propos dégradants à l’endroit des femmes ou les appels à la violence d’un imam ne doivent pas être sévèrement critiqués; cela signifie qu’il faut respecter les faits à propos des musulmans du Québec, éviter les amalgames injustifiés et tout faire pour ne pas alimenter volontairement la panique morale qui sévit actuellement. Un an après l’attentat, certains ne semblent pas avoir encore compris la leçon.
Enfin, comme l’introspection et l’autocritique sont toujours nécessaires, les pluralistes doivent s’efforcer davantage de distinguer les désaccords politiques légitimes de ce qui relève de l’islamophobie et de tendances fascisantes. Et s’il faut critiquer sans complaisance ceux qui instrumentalisent et attisent les craintes par rapport à l’islam, il faut discuter de bonne foi avec les citoyens qui ont des inquiétudes et qui tentent d’y voir clair.