Le Devoir

La danse contempora­ine en deuil

MARTINE ÉPOQUE 1942 - 2018

- CATHERINE LALONDE

Son nom est méconnu. Elle est pourtant, auprès des Jeanne Renaud et Françoise Sullivan, une des mères de la danse contempora­ine d’ici. Et c’est toute une communauté qui est frappée par le deuil à la suite du soudain décès de Martine Époque, le 18 janvier, à 76 ans. La chorégraph­e, grande pédagogue, était cofondatri­ce de l’Agora de la danse, cofondatri­ce du Départemen­t de danse de l’UQAM, mais aussi fondatrice et chorégraph­e au Groupe Nouvelle Aire. La scène de la danse contempora­ine ne serait pas ce qu’elle est sans son apport, créatif et structurel.

«Quand les arts au Québec ont vraiment bouillonné, Martine Époque était présente.

Tout le monde, pratiqueme­nt, chorégraph­es comme interprète­s, venait de passer par sa compagnie», explique l’historien de la danse Philip Szporer. « Je crois, objectivem­ent, que le Groupe Nouvelle Aire a donné des racines et permis l’éclosion ce qu’on voit aujourd’hui sur scène. Sa compagnie offrait un lieu non seulement d’enseigneme­nt, mais de ressourcem­ent artistique. »

Formidable incubateur

Fondée en 1968, un an après l’arrivée de Martine Époque, née dans le sud de la France, au Québec d’abord pour enseigner la rythmique (Dalcroze) et la danse à l’Université de Montréal, la compagnie verra passer Louise Lecavalier, Daniel Léveillé, Daniel Soulières, PaulAndré Fortier, Édouard Lock, Louise Bédard, Ginette Laurin, Michèle Febvre… Et bien d’autres, qui brilleront sur scène, comme créateurs ou comme pédagogues. Et qui brillent encore. «La plupart des grands noms qui ont placé le Québec sur l’échiquier chorégraph­ique internatio­nal ont fait leurs armes dans le formidable incubateur du Groupe Nouvelle Aire», rappelle la directrice du Regroupeme­nt québécois de la Danse, Fabienne Cabado.

« Le paysage chorégraph­ique [à l’arrivée de Martine Époque au Québec] me paraît, alors, quasi désertique et désespéran­t», écrivait Magdeleine Yerlès en introducti­on du livre de Mme Époque, Le Groupe Nouvelle Aire (PUQ, 1991). «Martine y verra l’inverse, soit l’immensité

de l’espace culturel à occuper.» Nouvelle Aire est la troisième compagnie de danse du Québec, après les Grands Ballets Canadiens de Ludmilla Chiriaeff et le Groupe de la Place Royale fondé par Renaud et Peter Boneham.

«Martine Époque, c’était un rire, un soleil », se rappelle la danseuse étoile et chorégraph­e Louise Lecavalier, qui a suivi, à 15 ans, des cours à Nouvelle Aire, avant de devenir apprentie, puis d’intégrer à 19 ans la compagnie pour quelques années. «Martine a su réunir tellement de gens différents. Aujourd’hui, je vois que, comme artistes, on s’agglutine souvent à des gens qui pensent comme nous. Elle ne faisait pas ça. Elle invitait plein de gens avec des background­s différents. Elle laissait la place à tout le monde pour que chacun puisse faire ses créations. Ce n’est pas peureux, ni protection­niste. Elle n’avait pas de parti pris esthétique.»

C’est aussi le souvenir de Fred Gravel, chorégraph­e d’une génération, plus jeune, qui aura été l’étudiant de Martine Époque, puis son assistant de recherche, avant d’enseigner, quand elle se retirera de l’UQAM, le cours de création chorégraph­ique qu’elle donnait. « Elle a été un appui à ma carrière, m’a fait travailler, m’a donné de la job, de l’expérience. Elle est venue voir mes shows, elle restait ploguée. Elle m’a fait comprendre que c’est pas parce qu’on ne s’entend pas esthétique­ment qu’on ne peut pas travailler ensemble. Elle embarquait les gens dans son buzz, elle arrivait à former des teams, à créer des partages. Elle avait une dévotion pour la recherche. Et pour la musique», se rappelle-t-il, de Banff, juste avant une représenta­tion de Some Hope for the Bastards.

«Son importance vient du fait qu’elle a su donner aux autres la place pour créer», poursuit Philip Szporer, aussi professeur à Concordia, «pour qu’ils se forgent une identité, une signature distinctiv­e. C’est fondamenta­l pour une communauté comme la nôtre. Comme c’est fondamenta­l d’avoir su monter un endroit de recherche, dynamique, plein d’effervesce­nce, à un moment clé ».

La danse à l’université

En 1980, Martine Époque entre à l’UQAM comme professeur­e, dans ce qui s’appelle alors le Regroupeme­nt théâtre et danse. Elle oeuvrera, avec Michèle Febvre, Sylvie Pinard et Iro Tembeck, à la fondation du Départemen­t de danse (1985), qu’elle dirigera pendant plus d’une décennie, rappelle Manon Levac. «Ce n’est pas rien. Faire entrer la danse à l’Université, c’était vraiment quelque chose», souligne la

danseuse et actuelle directrice du Départemen­t. Mme Époque y a enseigné la rythmique, son répertoire, a composé pour les étudiants. « C’était une bonne pédagogue, très érudite, avec une grande culture musicale. Elle était excellente pour enseigner la création chorégraph­ique, avec sa «boîte chorégraph­ique», une boîte à outils pour composer. Elle a toujours été excellente pour structurer, systématis­er. »

Martine Époque est aussi du noyau de fondateurs de l’Agora de la danse. «Il fallait trouver de l’espace pour les locaux du nouveau départemen­t», se rappelle Florence Junca-Adenot, «et on s’est demandé comment on pouvait en profiter pour donner un boost pour que la danse contempora­ine se développe activement». Comme le Départemen­t ne pouvait utiliser toute l’ancienne Palestre Nationale, naît l’idée de l’Agora, «pour rapprocher l’université du monde profession­nel, créer un lieu de diffusion pour tout le milieu, et encourager la création. Martine a dit “c’est super. On monte ça”», se remémore la présidente de l’Agora. Il y aura cette année 27 ans de ça.

Dès 1990, Mme Époque travaille à mixer les nouvelles technologi­es à ses chorégraph­ies, en intégrant des images 2D et 3D. Elle pense une danse sans corps, filmée (Coda, avec Denis Poulin), ou NoBody danse, un Sacre du printemps 3D stéréoscop­ique en infochorég­raphie de particules pour l’écran, les deux avec son conjoint et partenaire, Denis Poulin, artiste du vidéo et de la danse. En 1999, ils fondent ensemble le labo LARTech. Le prix Denise-Pelletier avait été remis en 1994 à Mme Époque pour l’ensemble de son oeuvre et pour son apport aux arts vivants du Québec.

«Martine Époque a aussi oeuvré au développem­ent de la discipline par son implicatio­n remarquabl­e dans la formation profession­nelle», poursuit Fabienne Cabado, «et par ses recherches et expériment­ations précoces dans le champ de la vidéodanse et des technologi­es numériques. Avec son décès, c’est tout un pan de l’histoire de la danse qui disparaît ».

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DENIS POULIN Martine Époque est considérée comme l’une des mères de la danse contempora­ine du Québec.
 ?? DENIS POULIN ?? Scène de la chorégraph­ie Magnificat, en 1972
DENIS POULIN Scène de la chorégraph­ie Magnificat, en 1972

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