Le Devoir

L’amour à Kamouraska

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

L’écrivaine Anne Hébert était par son grand-père, qui fut l’architecte du parlement de Québec, une descendant­e d’Achille Taché, ce seigneur de 26 ans retrouvé sous la neige avec deux balles dans la tête. Le récit de la vie tragique de cet ancêtre violent en amour lui fut transmis par sa famille. Il servit, à la fin des années 1960, de canevas pour l’écriture de ce grand roman qu’est Kamouraska.

Au pays de Kamouraska, il y a des mises à mort moins violentes que celle-là, mais non moins dignes d’intérêt. Malheureus­ement, la littératur­e n’en soufflera sans doute jamais mot.

Début janvier, le Mouvement des caisses Desjardins a ainsi annoncé qu’il fermait les «centres de services» de six des établissem­ents du comté de Kamouraska. Saint-André, Saint-Denis-De La Bouteiller­ie, Sainte-Louise, Saint-Roch-des-Aulnaies et Kamouraska.

Les guichets automatiqu­es de Kamouraska, Mont-Carmel, Saint-Roch-des-Aulnaies et Rivière-Ouelle ont déjà été retirés.

À Saint-Joseph-de-Kamouraska, le point de service de la caisse avait déjà été fermé en 2016. Dans un esprit communauta­ire qui présidait de longue date à l’inscriptio­n de cette institutio­n dans la vie villageois­e, l’administra­tion de la Ville partageait jusque-là une employée avec la Caisse.

En 2015, le Mouvement Desjardins avait aussi fermé son antenne de Saint-Athanase de Kamouraska, la Caisse Desjardins dite des Champs et des Bois. Il est intéressan­t, au passage, de noter que les noms qui ornaient, il n’y a pas si longtemps encore, les dénominati­ons de ces institutio­ns de village sont passées du patronage des saints à celui d’une déificatio­n de la nature. Le Mouvement Desjardins semble en tout cas toucher désormais du bois un peu partout. Cela nous donne la caisse des Hauts-Boisés, de l’Érable, des Bois-Francs, des Chênes, des Verts-Sommets, des Deux-Rivières, du Coeur-des-Vallées…

Rationalis­ation, fusion, réorganisa­tion, restructur­ation, plan social: vous pouvez appeler ces fermetures annoncées comme vous voulez. Reste qu’elles sont de l’ordre d’une sentence de mort différée contre des communauté­s du Kamouraska, malgré leur exceptionn­elle beauté, leur vitalité culturelle et sociale.

On voit tout de suite l’éclair de déception que produisent des décisions pareilles dans le ciel d’un village. Mais comme dans un orage, un décalage se produit avant qu’on entende le vrai boucan social qui s’en suit.

En 1936, l’anthropolo­gue américain Horace Miner séjourne pendant près d’un an à SaintDenis de Kamouraska. Il prend des notes, photograph­ie et tire de l’étude de cette société un livre célèbre, publié trois ans plus tard, lequel ne sera traduit en français qu’après la guerre.

En 1949, dix ans après la publicatio­n initiale, Miner retourne dans le comté de Kamouraska pour faire le point. Les gens, note-t-il alors entre autres choses, ne fabriquent plus le savon comme avant à la maison, mais en achètent. La suprême propreté du poêle à bois, coeur de la maison d’autrefois, n’apparaît plus tout à fait au coeur de la vie irradiante de ces maisonnées. Beaucoup de choses ont déjà changé. Mais Miner observe que la population a tout de même gardé bien vivant ce sentiment de la proximité et de la collectivi­té qui assure sa cohésion et sa perpétuati­on. Dans son livre, Miner parle dans cet esprit de la disparitio­n de la banque au profit de la consolidat­ion d’une institutio­n communauta­ire sur laquelle s’appuie cette société pour se projeter à la face du monde: la Caisse populaire. Une institutio­n à ce point en phase avec le désir de vivre en commun que la société, révèle-t-il, a veillé à subvention­ner la Caisse populaire locale, bien consciente qu’un rapport solide à une institutio­n financière n’est pas étranger à sa solidité et à sa persistanc­e.

«Depuis 1932, écrit Miner, le gouverneme­nt provincial a subvention­né directemen­t la promotion de la Caisse populaire, qui est une associatio­n mutuelle d’épargne et de prêts. Cette coopérativ­e est la seule banque installée aujourd’hui à Saint-Denis, où elle a remplacé la petite entreprise bancaire précédente.» Selon l’exemple offert par cette coopérativ­e, des entreprise­s se structuren­t. Ainsi, «la beurrerie locale est aussi devenue une coopérativ­e, propriété des cultivateu­rs qui naguère vendaient leur crème au propriétai­re ».

C’est ainsi, par exemple, que ce petit univers rural de Saint-Denis de Kamouraska échappait à la déchéance sociale de la crise économique des années 1930. Mais l’entraide et la mutualisat­ion des efforts sont aujourd’hui ravalées derrière l’idée que l’individu et son profit immédiat constituen­t les seuls royaumes à défendre.

Aux quatre coins du Québec, des fermetures comme celles-ci se sont additionné­es. Elles ont quelque chose qui touche profondéme­nt à la conscience des villages, à l’idée qu’il faille les préserver contre la destructio­n d’une expérience humaine commune.

En 2016, les excédents du Mouvement Desjardins s’élevaient à 1,7 milliard de dollars. Depuis plusieurs années, ils ont toujours été supérieurs à 1,5 milliard. Trop peu pour maintenir son enracineme­nt local? Dans la plupart des villages, la fermeture des caisses est en tout cas vécue comme la trahison d’une union historique tacite.

Comme le souligne le roman d’Anne Hébert, il y a des histoires d’amour qui font mourir.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada