Dans la solitude des champs de coton, un duel orchestré avec brio
Dans la solitude des champs de coton, par Brigitte Haentjens un duel brillamment orchestré
DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON Texte: Bernard-Marie Koltès. Mise en scène: Brigitte Haentjens. Une coproduction de Sibyllines et du Théâtre français du CNA. À l’Usine C jusqu’au 10 février, puis au Centre national des arts du 21 au 24 février.
Au coeur du théâtre de Bernard-Marie Koltès, il y a l’effroi, celui suscité par la cruauté des rapports humains, par l’indécente violence de la vie en société. De toutes les pièces de l’auteur français mort du sida en 1989, Dans la solitude des champs de coton est probablement celle qui traduit le mieux ce sentiment complexe qu’est la peur de l’autre, ou plus précisément la peur de l’autre en soi.
Après Combat de nègres et de chiens (1996) et La nuit juste avant les forêts (en 1999 et en 2010), Brigitte Haentjens renoue pour notre plus grand bonheur avec l’écriture souveraine et intransigeante de Koltès en se mesurant à Dans la solitude des champs de coton, un face-à-face d’une prodigieuse beauté et d’une vertigineuse intelligence, une partition qui n’a pas pris une ride depuis sa création par Patrice Chéreau en 1987, une impression que la mise en scène de Roland Auzet, présentée au théâtre Prospero à l’automne 2016, nous avait aussi procurée.
On pourrait discuter éternellement des motivations du Dealer et du Client, des raisons qui les auraient poussés à se rendre «à cette heure et en ce lieu», de ce qu’ils sont venus vendre et acheter, offrir et demander, pourvoir et quémander. Ce mystère constitue certainement la plus grande qualité de la pièce, une oeuvre ouverte dont la richesse donne le tournis. Dans ce savant mélange d’attirance et de répulsion, ces constants allers-retours entre la bienveillance et l’agression, se loge une redoutable critique, celle d’un ordre social, économique et politique fondé sur l’injustice et la méfiance.
Le spectacle de Brigitte Haentjens se déroule dans une arène, un dispositif bifrontal dont la beauté et la pertinence apparaissent dès l’entrée du public. L’espace imaginé par la scénographe Anick La Bissonnière et le concepteur d’éclairages Alexandre Pilon-Guay prolonge superbement celui de l’Usine C, met en valeur son caractère industriel tout en créant une proximité, une exiguïté qui incitent les protagonistes à l’affrontement. Dans ce lieu neutre, indéfini, certainement en retrait, une sombre ruelle où tout peut se produire, un territoire long et étroit qui n’autorise aucune dérobade, où chaque mot est déterminant, où chaque geste est crucial, les deux hommes vont commencer par se percuter, littéralement.
C’est le choc initial, sorte de big bang qui va lancer Hugues Frenette, le Dealer, et Sébastien Ricard, le Client, dans une joute sans pitié dont le point final est à glacer le sang. Entre les deux personnages, la tension se développe très graduellement. Des mouvements frénétiques apparaissent peu à peu. Les corps se raidissent, s’esquivent, s’élancent et s’étalent. Une certaine animalité se révèle, une agilité qui caractérise également la manière dont les comédiens s’emparent de leurs tirades. Alors que l’interprétation de Frenette est limpide et déliée, celle de Ricard, portée par son phrasé distinctif, est d’une indéniable intensité, d’une redoutable efficacité.