Le Devoir

Les fantômes de la désintégra­tion culturelle

Maryam Madjidi sonde les maux et les paradoxes de l’exil

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC

Maryam est née trois fois. En 1980, à Téhéran, un an après la révolution islamique. En 1986, lors de sa migration en France pour fuir le régime de l’ayatollah Khomeiny. Puis en 2002, lors de son premier retour en Iran, qui marquera le début d’un long processus de réconcilia­tion avec son passé et ses origines.

Avec Marx et la poupée, récit autobiogra­phique lauréat du prix Goncourt du premier roman en 2017, la jeune auteure franco-iranienne Maryam Madjidi raconte les paradoxes et la douleur de cet exil. Elle dépeint le poids des déchirures et des sacrifices au contact d’une culture inconnue dont elle ne comprend ni les mots ni les coutumes.

À travers une mosaïque de souvenirs aléatoires narrés par bribes, comme s’ils surgissaie­nt soudaineme­nt à son esprit, la romancière met en mots une quête identitair­e butant contre un éternel recommence­ment. Au coeur de cette recherche de soi? L’abandon de la langue maternelle, portée par la fillette comme un fardeau qui l’empêche d’avancer vers l’acceptatio­n et la normalité. La honte la submerge devant la difficulté de ses parents à se fondre dans la masse, devant ce hochement de tête et ce sourire poli qui accentuent leur différence.

« Ainsi s’est tu le persan. La petite fille comprend qu’ici, il ne sert à rien de le parler. Personne ne lui répondra. Alors il se passa quelque chose d’étrange: elle avala sa langue. Elle ferma les yeux et elle engloutit sa langue maternelle qui glissa au fond de son ventre, bien à l’abri, au fond d’elle, comme dans le coin le plus reculé d’une grotte.»

De son écriture touchante et vive, Maryam Madjidi s’amuse à bistourner la forme romanesque. D’un chapitre à l’autre, elle oscille entre le conte et la poésie, usant de vers, de prose et de «Il était une fois». Des anecdotes à la chronologi­e tortueuse sont racontées tantôt à la première personne, tantôt à la troisième, comme si l’auteure souhaitait se distancer de la part de vérité qui transparaî­t dans son récit.

Lorsqu’elle remet les pieds en Iran pour la première fois, à l’âge de 22 ans, Maryam est séduite, aveuglée par le charme d’un premier amant. L’espace d’un bref instant, elle songe à renoncer à sa liberté si durement gagnée pour trouver refuge dans ses origines. «C’était le premier voyage, le premier retour à la terre-mère, la première descente vers l’origine. Une descente ou une chute, je ne sais pas. J’ai failli perdre la tête. J’ai glissé sur mon identité. Je suis tombée.»

Tranquille­ment, la jeune femme apprendra à jongler avec cette dualité qui la définit. Elle se sert autant qu’elle se moque de l’exotisme, cette arme de séduction massive qui fait tomber les hommes et rêver les Occidentau­x. Elle fera sien le français, qui deviendra la source de ses histoires.

En revisitant ses fantômes, Maryam Madjidi entame une réflexion précieuse sur l’accueil et l’ouverture à l’autre. Son parcours, semblable à celui de milliers de réfugiés qui fuient chaque année la guerre et la répression dans l’espoir d’une vie meilleure, rappelle que l’intégratio­n ne se résume pas à l’apprentiss­age d’une langue et à l’adoption de moeurs.

Ce premier roman fort prometteur met un visage sur les statistiqu­es qui nous submergent et encourage, par son humanisme et sa sensibilit­é, à faire un pas vers l’autre et à lui tendre la main.

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GRÉGORY AUGENDRE CAMBON L’auteure franco-iranienne Maryam Madjidi met en mots une quête identitair­e.
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Marx et la poupée ★★★★ Maryam Madjidi, Héliotrope, Montréal, 2018, 217 pages

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