Le langage de Tom Wolfe
Le grand écrivain américain Tom Wolfe a du front tout le tour de la tête. L’homme n’a pas seulement une allure vestimentaire flamboyante — complet et chapeau blancs — et un style d’écriture unique, fait d’une oralité toute littéraire ; il prend un malin plaisir à brasser la cage aux élites intellectuelles.
Dans la préface d’Où est votre stylo ? (Robert Laffont, 2016), le romancier Philippe Labro en trace un juste portrait. Wolfe, écrit-il, est un «ennemi de l’arrogance, toujours favorable au héros “inconnu”, à l’anonyme qui, du jour au lendemain, sort de sa condition pour faire basculer un événement, amoureux de la vérité qui fait mal et de la vérité qui fait rire ».
Cela n’aura jamais été aussi évident que dans Le règne du langage (Robert Laffont, 2017, 216 pages), un essai irrévérencieux dans lequel l’écrivain, en faisant l’éloge de ce qui distingue l’humain de l’animal, se livre à des réquisitoires contre ces héros de la pensée que sont Charles Darwin et Noam Chomsky.
Le langage, écrit Wolfe, « est la particularité des particularités» de l’espèce humaine. Or, quand vient le moment d’en définir les origines et la nature, même les maîtres quasi unanimement encensés se voient contraints de jeter l’éponge.
Déboulonner Darwin
Wolfe illustre d’abord l’échec de Darwin, dans un récit pour le moins insolent. La paternité de la théorie de l’évolution a toujours fait débat. Dans son Petit dictionnaire amoureux de la science (Pocket, 2013), le géologue Claude Allègre l’attribue plutôt au Français Lamarck, en ajoutant que «Darwin lui a volé toute la gloire d’une manière très injuste, même si sa contribution fut ellemême admirable ».
Wolfe va encore plus loin dans le déboulonnage de l’auteur de L’origine
des espèces. Il avance, en se fondant sur la correspondance des acteurs du drame, que Dar win a littéralement usurpé la découverte d’un autre naturaliste, le Britannique Alfred Wallace.
Ce dernier, qui mène des recherches en Malaisie, a l’intuition, en 1858, de la théorie de la sélection naturelle. Il rédige un texte qu’il envoie à Darwin. Paniqué à l’idée de perdre l’exclusivité sur cette théorie qu’il rumine depuis vingt ans, mais au sujet de laquelle il n’a encore presque rien écrit, le riche Darwin, avec l’aide de ses amis de l’establishment scientifique anglais, manoeuvre pour s’approprier l’idée, au détriment de Wallace, un quidam désargenté.
Wolfe pousse son travail de sape plus loin. Moqueur, il conteste le caractère scientifique de la théorie darwinienne, la qualifie de «pure et bien intentionnée littérature» et constate, surtout, qu’elle échoue à expliquer l’origine du langage. Or, écrit Wolfe, si ce dernier «distingue radicalement » l’humain de l’animal, sans qu’il soit possible d’expliquer de façon convaincante sa survenue dans la logique de l’évolution, la théorie dar winienne ne vaut plus alors que pour le règne animal et perd sa superbe. La question est si ardue qu’elle sera abandonnée pendant des années.
L’énigme de Chomsky
On doit sa relance au célèbre Noam Chomsky. À partir des années 1950, le linguiste et militant politique défend la thèse selon laquelle l’évolution a doté l’humain d’un «organe du langage », qui entraîne l’existence d’une «grammaire universelle» innée se caractérisant notamment par le principe de récursivité (une même phrase peut contenir des propositions s’imbriquant les unes dans les autres à l’infini). Voilà bien des concepts savants, note Wolfe, mais bien peu de vérités démontrables. Leur succès intellectuel repose essentiellement sur le charisme despotique de Chomsky, plus à l’aise dans son bureau du MIT que sur le terrain.
En 2005, Daniel L. Everett, un linguiste et anthropologue américain de confession méthodiste, missionnaire en Amazonie depuis des années, publie un article sur la langue piraha qui met à mal les théories de Chomsky. Cette langue est sans récursivité et provient, de toute évidence, de la culture de cette tribu, et non d’une grammaire universelle.
Furieux contre cet «outsider maladroit qui vient piétiner les platesbandes des grands penseurs», Chomsky et ses fidèles feront tout pour le discréditer, même s’ils finiront, sans reconnaître l’apport d’Everett, par relativiser les concepts d’organe du langage et de récursivité, et par conclure que «l’évolution de la faculté de langage reste en grande partie une énigme».
Wolfe n’en revient pas. «La principale caractéristique de l’exception humaine», une énigme? Il propose sa réponse, inspirée par Everett. Le langage n’est pas le produit de l’évolution; il est le plus formidable outil conçu par l’humain, selon le principe de la mnémotechnie. Il permet tout le reste, notamment la conscience de soi, et marque, pour toujours, la différence fondamentale entre l’humain et l’animal. Avec cet outil, Tom Wolfe, lui, fait des ravages et des miracles.