L’impitoyable façon de marcher
Dans la jungle oppressante des FARC avec le cinéaste colombien José Luis Rugeles
Selon l’organisation Human Rights Watch, près de 10 000 enfants ont été recrutés par les Forces armées révolutionnaires de Colombie, mieux connues sous le nom de FARC. Ces guérilleros communistes ont transformé à jamais le visage, et surtout l’âme, de ce pays d’Amérique centrale, mais les milices, ainsi que les unités paramilitaires, ont aussi contribué à ce chaos sanglant.
Dans son deuxième long métrage après Garcia (2010), José Luis Rugeles a décidé de plonger dans le maquis, mais à travers le regard d’une fille devenue trop vite une femme, et surtout une enfant soldat pas très convaincue du bien-fondé de cette guérilla, elle dont on ignore si elle fut d’abord enlevée, ou solidement endoctrinée. Alias
Maria, c’est le parcours de cette enfant qui doit en protéger un autre, un bébé naissant, celui du commandant de son unité. Peu importe que les naissances soient interdites dans leurs rangs, et les femmes forcées à se faire avorter: les chefs ont tous les droits, y compris celui de se reproduire.
Ce récit ancré dans ce long chapitre douloureux de son pays, le cinéaste colombien l’a nourri à partir de nombreuses entrevues réalisées avec des gens qui ont réussi à sortir des griffes de la guérilla. Mais au téléphone de son domicile, à Bogotá, en compagnie d’une interprète, José Luis Rugeles confirme le caractère authentique de ce que l’on y voit, «mais ce n’est pas l’histoire vraie d’une seule personne, car nous avons unifié tous les entretiens pour créer différents personnages».
L’authenticité parfois cruelle d’Alias Maria jaillit d’abord de ce décor luxuriant, de cette jungle qui encercle ces soldats de l’ombre, une nature verdoyante, mais d’un vert oppressant. Et pour José Luis Rugeles, pas question de tricher : «Nous avons cherché les lieux les plus typiques, et les plus inconfortables», dit sans rire celui qui, pour des raisons évidentes, a fait le choix de ne jamais identifier explicitement les noms des différentes factions qui s’affrontent dans le film. À ce sujet,
Rien ne semble plus douloureux que de voir Maria, 13 ans, elle-même enceinte, transporter ce bébé qui n’est pas le sien, cherchant à camoufler cette grossesse pour éviter une visite expéditive chez le médecin
tous les spectateurs le moindrement au fait de la situation en Colombie n’auront pas besoin de sous-titres.
Ce parti pris était une nécessité pour le cinéaste. «Il nous fallait nous approcher de la réalité des personnages, dont cette difficulté de vivre en forêt. En nous plongeant dans la jungle, ça permet aux spectateurs de ressentir fortement la lassitude, l’épuisement, surtout à les voir parcourir de grandes distances à la marche.» Et rien ne semble plus douloureux que de voir Maria (Karen Torres), 13 ans, transporter ce bébé qui n’est pas le sien, alors qu’elle est elle-même enceinte, cherchant par tous les moyens de camoufler cette grossesse pour éviter une visite expéditive, et douloureuse, chez le médecin.
Derrière ce visage le plus souvent opaque, parfois totalement transformé par la peur (dont celle d’échouer à sa mission impossible), se cache une jeune actrice qui n’en était pas une. «Lors de notre rencontre avec elle pendant le casting, nous étions convaincus que Karen avait du métier: ce n’était pas le cas, n’ayant aucune conscience de son talent, ce qui rendait son jeu encore plus naturel. Comme elle avait exactement l’âge du personnage, c’était elle et personne d’autre.»
À ce souci de réalisme se superposent de petites touches visuelles dignes d’un documentaire animalier, succession d’images d’insectes et de colonies de fourmis besogneuses, ponctuation d’un récit où les dialogues sont souvent réduits au strict minimum. S’agit-il d’un commentaire éditorial sur la tyrannie qu’exerçaient les FARC sur les membres de leurs différents bataillons? «Je possède dans ma tête la véritable signification de ces images», affirme José Luis Rugeles, à qui on a déjà posé plus d’une fois la question. Plutôt que de se refermer complètement dans le mutisme, il tient à préciser: «La vérité sur ces images, c’est ce que chaque spectateur en pense. Je préfère écouter ce qu’ils ont à dire.» Ouvrir des portes Depuis sa présentation à Cannes au printemps 2015, Alias Maria n’a pas seulement marché dans la jungle, mais aussi dans celles des festivals un peu partout à travers le monde. «Ça ouvre plein de portes et ça augmente le nombre de spectateurs», se réjouit le cinéaste, encore grisé par l’expérience d’avoir présenté son film dans la section Un certain regard. Et ce succès lui offre de nouvelles occasions, dont certaines qu’il a préféré décliner. «On m’a proposé de tourner un film de guerre, mais un, ça suffit…»
Et quand on lui souligne que les sujets de ses deux prochains films, l’un sur Joe Arroyo, célèbre musicien colombien devenu toxicomane, et la vie d’un médecin dont les patients lui attribuent des miracles, sont très éloignés d’Alias Maria, il dit son désaccord. «Ce sont des gens différents, mais en Colombie, on ne peut jamais échapper au climat politique. Qu’un film se passe dans la jungle ou dans un salon, ils se ressemblent tous un peu…»