Le Devoir

Elena Ferrante et les mystères de Naples

Avec L’enfant perdue, la romancière pose le dernier chapitre de sa saga romanesque

- CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Après L’amie prodigieus­e, Le nouveau nom et Celle qui fuit et celle qui reste (Gallimard, de 2014 à 2017), on ouvre

L’enfant perdue, le quatrième et dernier volet de L’amie prodigieus­e, la série à succès de l’Italienne Elena Ferrante, en espérant qu’un certain nombre de mystères y soient éclaircis.

À commencer par celui de la longue relation d’amitié, complexe et organique, un peu malsaine, qui unit Lila et Elena.

De retour à Naples en 1979 — où elle choisit de s’installer avec ses deux filles dans les beaux quartiers avec vue sur la mer plutôt qu’au milieu des ruelles sombres où elle a grandi —, Elena, la narratrice, va se rapprocher prudemment de Lila. Les deux amies seront d’ailleurs enceintes en même temps.

Sa ville natale est devenue une loupe grossissan­te qui lui sert à mieux voir l’Europe et tout l’Occident: «Être né dans cette ville […] ne sert qu’à une chose : savoir depuis toujours, presque d’instinct, ce qu’aujourd’hui tout le monde commence à soutenir avec mille nuances: le rêve du progrès sans limites est, en réalité, un cauchemar rempli de férocité et de mort.»

Malgré les doutes, la narratrice accumule les livres, les articles et les traduction­s comme autant de moyens de survivre et de preuves de son existence. « Mon nom, le nom d’une moins-que-rien, était définitive­ment devenu celui de quelqu’un. » Et les hommes qui gravitent autour

d’elle en prennent pour leur grade. Son père est au plus «insignifia­nt». Nino, l’homme pour lequel elle a quitté son mari et la ville de Florence, géniteur de sa troisième fille, s’y transforme tour à tour en séducteur obsédé, en courant d’air et en politicien corrompu. L’influence des frères Solara, conquérant­s mafieux de son quartier d’enfance à Naples, s’amenuise elle aussi.

Dans le flot des pensées et de la vie intime de la narratrice, un événement, comme pour faire écho au tremblemen­t de terre qui ébranle Naples en novembre 1980, va retentir avec fracas : la disparitio­n presque sous ses yeux quelques années plus tard de Tina, la fille de Lila.

Pour Elena, qui cherche depuis longtemps à s’émanciper — de Lila, de Naples, de sa condition de femme, de mère et d’épouse —, c’est une sorte de libération inavouable. Pour le lecteur aussi, qui sera peut-être arrivé au bout de sa patience face à tous ces atermoieme­nts.

Incertitud­e identitair­e

De 1976 à 2003, le temps passe, les fantômes d’autrefois s’estompent, les parents et les amis finiront par disparaîtr­e eux aussi les uns après les autres. Seule Naples, avec son soleil et sa violence, semble permanente.

Les tensions entre l’Italie du Nord et celle du Sud, entre la haute et la basse ville, entre les deux amies, entre hommes et femmes, entre la vie de l’esprit et celle du corps, semblent ainsi structurer toute cette saga romanesque, réaliste et féministe.

Malgré tous les dénouement­s, l’incertitud­e quant à l’identité d’Elena Ferrante, elle, persiste. Homme? Femme? Les deux à la fois? Cette dualité pourrait bien être, qui sait, le motif dans le tapis et la clé de ce mystère fertile.

Être né dans cette ville […] ne sert qu’à une chose : savoir depuis toujours, presque d’instinct, ce qu’aujourd’hui tout le monde commence à soutenir avec mille nuances : le rêve du progrès sans limites est, en réalité, un cauchemar rempli de férocité et de mort LA NARRATRICE

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ISTOCK On est en 1979. Elena, la narratrice, revient s’installer à Naples avec ses deux filles.
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