« Ramener un harceleur à la maison, c’est malsain »
Le retour de Dutoit à l’OSM a ravivé des blessures pour plusieurs musiciens
La violoniste Myriam Pellerin se pose encore la question: pourquoi l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) tenait-il tant à ramener Charles Dutoit au pupitre de l’orchestre en février 2016, considérant ce qu’il savait de son passé ?
«Pour moi, c’était très malsain de ramener quelqu’un qui avait fait tellement de harcèlement [psychologique] et alors qu’il y avait des musiciens encore blessés par ça. On nous demandait de pardonner… Mais même si on pardonne, les gestes demeurent inacceptables. Et de là à ramener un harceleur à la maison pour une semaine… C’était malsain. »
Mme Pellerin fait partie des six musiciens qui se sont abstenus de jouer pour Charles Dutoit lors de son grand retour. L’OSM avait offert un congé avec solde à ceux qui ne voulaient pas jouer sous les ordres de M. Dutoit. «Je l’ai fait en solidarité avec toutes les victimes de Charles Dutoit», dit-elle aujourd’hui en entretien.
Le trompettiste Jean-Luc Gagnon est lui aussi resté à la maison, et essentiellement pour les mêmes raisons. « C’était en soutien pour ceux qui avaient vécu son harcèlement — et je fais partie du lot. Il y avait amplement de raisons pour ne pas me pointer durant cette semaine. Je n’ai jamais compris pourquoi l’orchestre forçait pour son retour. »
«L’OSM nous demandait de tourner la page, mais sans avoir reconnu le problème du harcèlement», note M. Gagnon. Il fallait « montrer au public qu’on avait fait la paix, mais ce n’était pas fait, ajoute Myriam Pellerin. C’est comme si c’était à nous de concéder. »
«L’OSM nous demandait de tourner la page, mais sans avoir reconnu le problème de harcèlement Jean-Luc Gagnon, trompettiste
Sans équivoque
Le 27 janvier dernier, l’OSM reconnaissait dans Le Devoir qu’il était bien au fait, en 2016, du problème de harcèlement psychologique qui a mené au départ de Charles Dutoit 14 ans plus tôt.
À l’époque, la directrice générale, Madeleine Careau, soutenait avoir « peine à croire qu’il y ait du harcèlement aussi sévère à l’OSM depuis des années et qu’on l’apprenne par voie de communiqué». C’est la Guilde des musiciens qui avait dénoncé le problème publiquement.
Des documents obtenus par Le Devoir dans la dernière semaine montrent que les messages envoyés par les musiciens avant que le conflit ne devienne public étaient pourtant sans équivoque.
Une pétition
Ainsi, une pétition signée par 55% des musiciens a été envoyée le 11 novembre 1997 à une quinzaine de membres du conseil d’administration et de l’administration de l’OSM, dont la directrice générale Michelle Courchesne. Le Comité des musiciens de l’OSM y informait les dirigeants d’une «situation qui persiste depuis plusieurs années à l’OSM : l’intimidation, le harcèlement et la violence verbale dont fait preuve M. Dutoit à l’égard des musiciens. »
Le «climat de tension et de peur qui règne au sein de l’orchestre ne permet plus de garder sous silence une situation qui déborde largement du cadre de l’autorité ou de la pseudo-poigne que peut exercer un directeur musical sur ses musiciens ».
Les musiciens demandaient ainsi que « cesse immédiatement et de façon définitive l’attitude » de Charles Dutoit.
Or, selon tous les témoignages recueillis, l’OSM n’avait aucunement réagi à la missive. Quatre ans plus tard, le 25 octobre 2001, le président de la Guilde des musiciens (le syndicat des membres de l’OSM), Émile Subirana, revenait à la charge en dénonçant à Mme Careau le comportement de M. Dutoit. «Gros mots, insultes et intimidation physique se conjuguent à des mimiques et à des gestes déplacés», décrivait-il en parlant d’un «harcèlement qui a pour effet de miner leur confiance professionnelle. »
La réponse de Madeleine Careau fut alors de déclencher les négociations pour le renouvellement de l’entente collective, dans l’espoir que cela puisse assainir le climat de travail. Sauf que loin de s’améliorer, la situation s’est envenimée, au point de provoquer la sortie de la Guilde et le départ de Charles Dutoit en avril 2002.
Douloureux souvenirs
Pour le violoniste Jean Fortin — qui a lui aussi refusé de jouer pour M. Dutoit en 2016 —, les souvenirs de cette époque demeurent vifs et douloureux. «Je peux le dire très franchement: il n’y avait aucune écoute. À l’OSM, on jouait à l’autruche. Charles Dutoit était tout-puissant dans l’organigramme de l’OSM. Pour ne pas avoir à composer avec lui, la direction aimait mieux fermer les yeux sur les musiciens. »
M. Fortin se rappelle très clairement la manière dont M. Dutoit exerçait son emprise. «Ça se passait sur scène, devant tout le monde, avec 100 musiciens qui assistaient à ça. […] Au début, tu te dis que c’est comme ça que ça marche dans le milieu professionnel de ce calibre. Et après tu réalises que ça n’a aucun bon sens [de voir] des gens qui s’effondrent sous tes yeux. »
«Il s’acharnait continuellement sur quelqu’un, ajoute Myriam Pellerin. Moi, j’allais travailler avec le mal de ventre.»
Tourner la page
Les trois musiciens ont été surpris quand l’OSM a annoncé que Charles Dutoit reviendrait diriger l’orchestre en février 2016. Le président du C. A., Lucien Bouchard — un ami de M. Dutoit —, était allé expliquer aux musiciens que c’était une «occasion d’apaisement qui se présentait ».
Jean Fortin a eu une réaction physique en apprenant la nouvelle. «J’ai fait une crise d’hyperventilation, je me suis retrouvé à pleurer dans le métro. Ça ne m’était jamais arrivé. Après tout ce que j’ai vécu avec cet homme, c’est impossible que je retravaille avec lui. Jamais. »
M. Dutoit est présentement visé par une dizaine d’allégations d’agressions sexuelles, en plus d’une plainte de harcèlement sexuel déposée auprès de l’OSM. Le chef suisse, qui a été en poste à Montréal de 1977 à 2002, nie les allégations.
Lucien Bouchard, l’OSM et M. Dutoit n’ont pas répondu à nos questions vendredi.