Éducation Des professeurs de cégep à la recherche de groupes
La mauvaise évaluation des besoins et la baisse des inscriptions mettent des enseignants dans la précarité
Baisse démographique, mauvaise évaluation des besoins, des étudiants qui suivent moins de cours… Ce sont autant de situations qui mènent à une augmentation de la précarité chez les professeurs de cégep, dont plusieurs se retrouvent, contre toute attente, sans tâche ce trimestre.
Marie-Hélène Sarrasin enseigne la littérature au cégep de Joliette depuis près de dix ans. Elle n’a pas de permanence, elle est considérée comme «précaire», mais depuis son embauche, elle a toujours réussi à avoir une charge à temps plein.
Ainsi, lorsqu’elle est partie en congé de maternité l’an dernier, elle était convaincue qu’elle reviendrait pour la session d’hiver avec un horaire à temps plein. Mais en octobre dernier, elle a appris qu’il n’y avait pas de travail pour elle en janvier. «Comme je reviens d’un congé de maternité, je n’ai même pas droit au chômage», soupire l’enseignante qui ne cache pas son anxiété devant cette situation inattendue. «C’était un peu la panique, j’ai une petite fille et une maison à payer… »
À quelques jours du début des classes, on lui a proposé un remplacement pour un cours de quatre heures par semaine, et ce, pour une durée indéterminée. Ce n’était pas suffisant. Elle s’est trouvé un emploi comme correctrice dans une entreprise privée. Elle considère son «plan B» comme une forme de garantie pour parer aux aléas de la précarité croissante dans son domaine. «On nous dit que la situation devrait revenir à la normale en 2020, alors d’ici là, mon plan B est important.»
Le cas de Marie-Hélène Sarrasin n’est pas unique. MariePascale Tardif, professeur de français au cégep de Saint-Jérôme, est elle aussi sans tâche à son retour de congé de maternité en raison d’un «creux» dans le nombre de cours offerts durant le trimestre d’hiver.
Elle a décidé de faire contre mauvaise fortune bon coeur: «Tant qu’à être à la maison sans revenu et à attendre que le téléphone sonne pour faire des remplacements de dernière minute qui nécessitent beaucoup de préparation en très peu de temps et que je ne peux refuser sans craindre de me faire dépasser sur la liste de rappel, j’ai décidé de prolonger mon congé de maternité. C’est une option pour me protéger, tout en assumant par contre que je serai sans revenu jusqu’en août prochain.» Et ça, c’est en espérant qu’il y aura du travail pour elle l’automne prochain…
Professeur de philosophie au cégep de Saint-Jérôme, Lauren Ayotte constate «une dynamique institutionnelle assez morose» en raison d’un certain «embouteillage» pour l’obtention de tâches. Autour de lui, il observe que plusieurs professeurs précaires quittent la profession.
C’est le cas d’Isabelle Clément, enseignante au cégep Ahuntsic: «Je suis en réorientation, parce que ça va faire bientôt deux ans que je n’ai pas mis les pieds au cégep. »
Inscriptions en baisse
Selon Nicole Lefebvre, de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec, le problème est « multifactoriel ».
D’un côté, il y a une diminution de la clientèle dans plusieurs régions en raison d’une baisse de la natalité. À l’automne 2017, par exemple, 10 des 16 régions du Québec affichaient une baisse du nombre d’inscriptions au cégep par rapport à l’année précédente. Le creux de vague, dans les cégeps, devrait se résorber en 2020 selon les estimations du ministère.
De l’autre côté, il y a la question du financement. Les cégeps forment leurs groupes et engagent le nombre de professeurs nécessaires en fonction du nombre d’élèves inscrits. Mais le décompte officiel des étudiants, reconnu par le ministère pour financer le salaire des professeurs, se fait plus tard dans le trimestre. Résultat, il y a un écart entre les prévisions et la réalité, et les cégeps se retrouvent parfois avec plus d’enseignants que ce qui est financé par Québec.
«À l’automne 2017, on avait autour de 6000 étudiants inscrits en août. Au 20 septembre, ils n’étaient plus que 5730, mais nous, on a engagé des professeurs pour 6000 étudiants et on est obligés de les maintenir en emploi toute la session», illustre Éric Gagné, directeur des études au cégep de Sherbrooke.
Le calcul est particulièrement complexe et les marges d’erreur, bien que minces, entraînent des conséquences importantes pour les cégeps qui doivent en «assumer les risques », ajoute-t-il.
«En 2016-2017, on a embauché trois professeurs et demi de trop. Ce n’est pas énorme sur 440 professeurs, ça représente une marge d’erreur d’environ 1%, mais on doit quand même le soustraire l’année suivante.» En effet, en cas de surembauche, les cégeps doivent «rembourser» le ministère en coupant davantage de professeurs l’année suivante.
Le cégep de Sherbrooke est en surembauche presque tous les ans depuis 2010 et le nombre d’enseignants chute de façon importante année après année, passant de 474 équivalents temps plein en 2010 à 441 pour la dernière année.
Au cégep Montmorency, la directrice des ressources humaines, Véronique Côté, confirme elle aussi être en surembauche cette année. «Ce n’est pas une erreur de calcul, se défend-elle, c’est une estimation, qui peut être un peu au-dessus ou en dessous. Mais c’est un calcul très complexe et c’est difficile — voire quasi impossible — d’arriver à zéro. »
Au cégep de Saint-Jérôme, on répond qu’au contraire, «le réel des inscriptions a généré plus de tâches que la prévision» aux trimestres d’automne et d’hiver. Mais on observe un nouveau phénomène qui vient encore complexifier la donne. Le coordonnateur des communications, Jacques Moisan, évoque une nouvelle «tendance» dans les cégeps: les étudiants suivent moins de cours par trimestre et en abandonnent plusieurs en début de session. Cela «influence l’exercice d’attribution, le financement et l’emploi du personnel », précise-t-il.
Ce constat est partagé par les trois directions de cégep qui ont répondu aux questions du Devoir.
Et une autre préoccupation commence à émerger chez certains, relativement au départ de plusieurs enseignants précaires. «Quand la baisse démographique va se résorber en 2020, on va être en augmentation d’embauche, constate Éric Gagné du cégep de Sherbrooke. On craint d’être alors aux prises avec une pénurie de personnel. »
Mise en disponibilité
La situation affecte même des permanents. Plusieurs se retrouvent sans tâche attitrée, comptant sur les congés de maladie de leurs collègues pour espérer faire leurs heures. Julie Milette, enseignante en technique d’électrophysiologie au cégep Ahuntsic, est permanente depuis neuf ans. Mais elle est sans tâche fixe depuis deux ans, car il y a trop de professeurs pour le nombre de cours offerts.
Selon les règles prévues dans les conventions collectives, un enseignant permanent pour lequel il n’y a pas de travail disponible est classé dans la catégorie MED, acronyme pour «mise en disponibilité».
L’enseignant MED reçoit une assurance salaire, équivalant à 80% de son salaire, en échange de laquelle il doit accepter tous les remplacements disponibles, à défaut de quoi il sera considéré comme démissionnaire. S’il fait un nombre d’heures suffisant dans l’année, son statut de MED peut être levé et il reçoit son plein salaire rétroactivement.
Mais après deux ans dans cette situation, un enseignant MED doit accepter une charge de cours dans n’importe quel cégep environnant, dans un périmètre déterminé. Du coup, l’enseignant MED vient prendre un poste qui, autrement, aurait été donné à un collègue ayant moins d’ancienneté, fragilisant davantage les précaires qui restent plus longtemps sur les listes d’attente.
Au ministère de l’Enseignement supérieur, on calcule qu’il y avait, en date du 9 janvier, 60 enseignants permanents toujours inscrits sur la liste des mises en disponibilité. À la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec, qui regroupe la majorité des professeurs de cégep, on estime qu’ils sont, depuis les cinq dernières années, une centaine par année dans le réseau. «Les permanents finissent presque tout le temps par travailler à temps plein ou presque, mais ce sont les précaires qui écopent», constate la vice-présidente, Nicole Lefebvre.
Julie Milette est soulagée. Elle vient d’obtenir, contre toute attente, un remplacement de congé de maladie. Elle peut espérer travailler jusqu’à la fin de l’année scolaire, ce qui lui permettrait de ne plus avoir le statut de MED. Mais l’incertitude demeure…
«À l’automne 2017, on avait autour de 6000 étudiants inscrits en août. Au 20 septembre, ils n’étaient plus que 5730, mais nous, on a engagé des professeurs pour 6000 étudiants et on est obligés de les maintenir en emploi toute la session.»