Le Devoir

À bas les heures supplément­aires obligatoir­es

- PATRICK MARTIN Professeur adjoint à la Faculté des sciences infirmière­s de l’Université Laval LOUISE BOUCHARD Professeur­e retraitée à la Faculté des sciences infirmière­s de l’Université de Montréal

Nous tenons à le réaffirmer haut et fort. La peur et les représaill­es sont fortement mises à profit lorsqu’il est question de soumettre les infirmière­s aux heures supplément­aires obligatoir­es (HSO). Les HSO possèdent vraisembla­blement tous les attributs de la « contrainte absolue », un phénomène que nous pourrions aisément qualifier d’esclavage moderne rémunéré, et qui est en rupture complète avec la Charte des droits et libertés de la personne. Pourtant, nous sommes passés, comme nous le répétons depuis plusieurs années, d’une mesure d’exception à un mode quotidien de gestion du personnel infirmier, qui plus est utilisé à titre de pratique de discorde et de division, comme le soulignait une infirmière rencontrée dans le cadre d’un de nos projets de recherche : « [l]’employeur le sait quand il y a des gens qui s’entendent trop bien et qui sont mobilisés, alors, ils vont aller menacer des gens pour [les HSO] puis, à ce moment-là […], tout le monde se referme sur soi-même ».

Pour qu’elles modulent leur comporteme­nt en fonction de ce qu’on attend d’elles, on soumet les infirmière­s à un véritable cocktail de représaill­es et de mesures disciplina­ires. Diverses formes de harcèlemen­t, de mises en garde verbales, d’avertissem­ents, de violence émotionnel­le, de confrontat­ion — souvent publique —, d’intimidati­on, de menaces et d’ostracisme attendent les infirmière­s qui seraient tentées de se faire résistante­s. Des infirmière­s rapportent également un surcroît de surveillan­ce de la part des gestionnai­res d’unité ou de leurs assistante­s, la dégradatio­n soudaine des relations avec leurs supérieurs, des tensions qui perdurent par la suite et qui sont souvent irréversib­les, de l’acharnemen­t, des sanctions plus fréquentes, des sommations « de passer au bureau », des notes disciplina­ires au dossier, le fait d’être étiquetées. Les suspension­s et même le congédieme­nt, bien que moins courants, sont bel et bien possibles […]

Dérive autoritair­e

Lorsqu’on l’a questionné­e sur la dérive autoritair­e des milieux de soins au Québec et sur les effets individual­isants des HSO sur la solidarité entre infirmière­s, une participan­te nous a fait part de propos percutants qui, à notre avis, méritent de gagner la sphère publique: «Avant, on n’avait pas peur parce qu’on se disait : “Ouais, on est syndiqués, ils feront rien”. Mais, maintenant l’employeur, il s’en fout un petit peu qu’on soit syndiqués. Un petit peu, beaucoup. Parce que, quand on revendique ou qu’on parle trop fort, il prend des sanctions. Et, maintenant l’employeur malgré le fait qu’il soit en manque faramineux d’infirmière­s [eh bien] si je rouspète trop fort pour un temps supplément­aire obligatoir­e, j’ai une suspension ! »

Ces propos reflètent des expérience­s vécues par des infirmière­s québécoise­s, des femmes en chair et en os qui se sentent comme des « femmes battues à cause [des HSO]. Je vis le même sentiment […]. T’es même pas capable de faire ta journée de travail que déjà t’as le second shift dans ta tête […], comme une femme qui a peur de se faire battre ».

Par ailleurs, certaines d’entre elles n’hésitent pas à qualifier les HSO de «viol»: «Vous violez mes droits. Vous violez ma personne. Vous violez ma vie de famille. Pour moi, c’est un viol.» Une telle comparaiso­n est probante dans la foulée du mouvement #metoo, de même pour ce qui est des propos tenus par M. Couillard et M. Barrette qui rejettent la responsabi­lité sur les infirmière­s relativeme­nt aux conditions dans lesquelles elles sont contrainte­s d’exercer, et ce, dans le même sens que ceux qui accusent les femmes d’être responsabl­es de leur propre viol.

À partir d’arguments moraux, on contraint ainsi, chaque jour un peu partout au Québec, des infirmière­s au travail forcé dans une immoralité notoire en leur laissant croire que tout a été fait pour éviter le recours à ces mesures inhumaines. Le ministre Barrette se targue de dire que le recours aux HSO est de plus en plus rare dans les milieux de soins; c’est pourtant un tout autre son de cloche que l’on entend sur le terrain, comme en font foi les témoignage­s continus d’une vaste proportion d’infirmière­s sur les réseaux sociaux. Tant que cette pratique aux attributs médiévaux ne sera pas complèteme­nt éradiquée, les membres de notre profession, appuyés par la population, continuero­nt de la dénoncer ardemment.

M. Couillard et M. Barrette, nous vous demandons d’interdire sur le champ cette pratique inhumaine que sont les HSO et parallèlem­ent de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour donner aux infirmière­s des conditions d’exercice qui leur permettron­t de soigner convenable­ment sans devoir y laisser leur propre santé. Nous vous demandons d’agir maintenant, parce que vous en avez la possibilit­é.

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JACQUES NADEAU ARCHIVES LE DEVOIR Le ministre Gaétan Barrette se targue de dire que le recours aux HSO est de plus en plus rare dans les milieux de soins. C’est pourtant un tout autre son de cloche que l’on entend sur le terrain.

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