Le Devoir

Grandeur et misère de l’utopie bilingue au Canada

- FRANÇOIS-OLIVIER DORAIS Candidat au doctorat à l’Université de Montréal MICHEL BOCK ET E.-MARTIN MEUNIER Professeur­s à l’Université d’Ottawa Des commentair­es ou des suggestion­s pourDes Idées en revues? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

La coexistenc­e des langues au Canada n’a rien d’une béate harmonie. L’horizon enviable d’une paix linguistiq­ue, que l’on ne cesse de contempler de nos jours, a peut-être fait perdre de vue cette évidence élémentair­e, à savoir que les langues anglaise et française (et, faudrait-il ajouter, autochtone­s) évoluent ici dans des rapports de force politiques, elles sont en concurrenc­e, elles se «chassent», de dire Jean Laponce. S’il en est ainsi, c’est qu’elles traduisent des projets sociétaux différents et même des conception­s distinctes du bien commun.

La question linguistiq­ue forme l’une des dimensions constituti­ves essentiell­es du Canada et structure l’historique de ses plus vives tensions. Ses fondements juridiques remontent au XVIIIe siècle et ses origines politico-intellectu­elles au début du XXe, dans les débats sur la nature du régime fédéral engendré par la Constituti­on de 1867, qui demeure silencieus­e, à quelques exceptions près, sur le caractère bilingue de la fédération. Ce sont surtout des nationalis­tes canadiens-français comme Henri Bourassa et Lionel Groulx qui mettront en avant l’idée qu’il faut dorénavant voir la Confédérat­ion comme le résultat d’un «pacte» entre deux «peuples fondateurs», égaux en droit et en privilèges, et donc foncièreme­nt bilingues. […]

C’est durant les années 1960 que le régime linguistiq­ue canadien se cristallis­era, dans la Loi sur les langues officielle­s (adoptée en 1969, révisée en 1988), puis dans la Constituti­on de 1982, ainsi que dans certaines provinces. Ce régime optait pour une version amoindrie du bicultural­isme en votant une politique de bilinguism­e officiel articulée à une politique de multicultu­ralisme. Dans ce cadre, la langue se dissociait de la culture et l’individu en venait à primer le principe de la communauté. On ne soulignera jamais assez cette savante ingénierie de Trudeau père qui, pour désamorcer le contentieu­x autour de la question nationale québécoise, a autonomisé les langues officielle­s par rapport à leurs communauté­s historique­s sur la foi d’une justice géométriqu­e. Mais un tel pari, fondé sur l’évidement culturel de la langue, pouvait-il être tenable? Ne posait-il pas un sérieux affront à la dynamique propre des langues au Canada ? Au fondement de la législatio­n linguistiq­ue canadienne réside une épineuse contradict­ion entre la reconnaiss­ance des minorités linguistiq­ues et la négation de leurs ancrages culturels, territoria­ux et historique­s significat­ifs. […]

[L]e bilinguism­e officiel va bien au-delà d’une reconnaiss­ance formelle d’égalité de statut entre deux langues. Il procède surtout d’un objectif sociétal en rupture avec le Canada de la dualité nationale, visant à refonder l’identité canadienne sur de nouvelles assises ainsi délestées du poids de l’histoire. Envisagé comme projet, le bilinguism­e procède de l’intention universali­ste et utopique du Canada de Trudeau père, c’est-àdire celle d’un monde où l’arrachemen­t des citoyens à leurs ancrages socio-historique­s et mémoriels permettrai­t à terme de fixer un horizon de réconcilia­tion.

[…] Le bilinguism­e semble de moins en moins former une valeur centrale de l’imaginaire canadien. Les indicateur­s statistiqu­es d’une dislocatio­n du Canada bilingue sont nombreux et de plus en plus préoccupan­ts, comme nous le confirment les données du dernier recensemen­t de statistiqu­e Canada (2016): recul du français comme première langue officielle et comme langue d’usage à la maison (notamment dans ses localités traditionn­elles); progressio­n minime du bilinguism­e individuel à l’échelle canadienne depuis 40 ans; émergence d’une nouvelle donne linguistiq­ue plurilingu­e dans plusieurs régions du pays. S’ajoute aussi le constat d’une érosion du statut et de la valeur mêmes de la dualité linguistiq­ue canadienne, dont la justificat­ion semble moins s’appuyer sur une histoire et une tradition particuliè­res que sur un utilitaris­me à «valeur ajoutée ».

Ces fondements sont aussi concurrenc­és par l’affirmatio­n de nouvelles représenta­tions politique et identitair­e du Canada qui, tantôt comme nation redécouvra­nt son passé monarchist­e et britanniqu­e (sous Stephen Harper), tantôt comme entité postnation­ale et cosmopolit­e (sous Justin Trudeau), se décharge peu à peu de sa vieille matrice dualiste. Ces mutations ne sont pas indifféren­tes au déclin de l’importance accordée à l’enjeu linguistiq­ue en lui-même, qui semble de plus en plus avoir cédé le pas à l’enjeu d’une plus large reconnaiss­ance de la diversité identitair­e et à celui d’une réconcilia­tion avec l’autochtoni­e, qui structuren­t désormais le débat sur la question « nationale » au Canada.

[…]. Le bilinguism­e, comme projet de société et lieu structuran­t de mobilisati­on politique, serait-il le reliquat d’une autre époque? Connaîtrai­til une fin de cycle historique? N’aura-t-il été, finalement, que le fait d’une génération ou d’une configurat­ion sociopolit­ique de transition ?

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