Le Devoir

La grand-mère de la musique trad s’éteint

Chanteuse, danseuse et chercheuse passionnée, Francine Brunel-Reeves est décédée samedi

- PHILIPPE PAPINEAU

Pionnière de la musique traditionn­elle ayant chanté le Québec en France, artiste polyvalent­e au parcours atypique et chercheuse autodidact­e et passionnée, la Montréalai­se Francine Brunel-Reeves est décédée samedi. Elle avait 85 ans.

Au fil de sa vie, passée entre le Québec, les États-Unis et la France, Francine BrunelReev­es a mis en lumière de multiples façons les traditions orales et leur importance. C’était, pour reprendre les écrits de l’ex-collègue Yves Bernard, «la grand-mère de la musique trad ».

«C’était une femme fascinante avec un parcours de vie assez atypique», explique JeanNicola­s Orhon, qui a réalisé en 2008 un film sur la dame, Tant qu’il reste une voix. Il souligne le fait que Francine BrunelReev­es a chanté la musique traditionn­elle québécoise en France «pendant presque une trentaine d’années».

Marc Bolduc, chercheur indépendan­t en tradition et animateur de Tradosphèr­e à CKVL, a bien connu Francine Brunel-Reeves. Il a même publié un long article sur elle dans la revue Rabaska en 2008.

«Quand elle parlait de folklore et de tradition, elle disait que c’était ce qui restait quand la poussière retombe, se souvient le chercheur. C’était l’espèce de continuité dans le temps. Peu importe les distractio­ns qu’on a, comme avec l’informatiq­ue aujourd’hui, il y a toujours quelque chose qui reste et qui nous a été transmis. Et c’était ça l’important: ce qui nous reste quand nos vies nous ont rattrapés. »

Née le 29 octobre 1933 dans une famille aisée, devenue mère de quatre enfants, elle a passé une bonne partie de sa vie avec le scientifiq­ue Hubert Reeves, qu’elle a suivi dans son travail à Ithaca, dans l’État de New York, puis à Paris, au milieu des années 1960, où elle vivra par ailleurs mai 1968.

Là-bas, elle mènera une carrière de chanteuse, entamée en flânant dans les boîtes à chanson du quartier Mouffetard. Mme Brunel-Reeves lancera sa carrière dans les rassemblem­ents folk Hootenanni­es du Centre américain de Paris, avant de prendre du galon dans des groupes et des coopérativ­es d’artisans de la chanson.

Francine Brunel-Reeves portera entre autres la parole québécoise. Elle chantait Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Claude Léveillée, ainsi que des artistes moins connus, comme Marie Savard. «J’étais une chanteuse indépendan­tiste et socialemen­t très engagée», précisait-elle en entrevue au Devoir en 2009.

Marc Bolduc se rappelle qu’en France «elle devait faire un album sous étiquette Chants du monde, elle avait un contrat et tout, quand un problème de santé l’a empêchée de chanter». L’histoire, dit M. Bolduc, veut qu’une peine d’amour l’ait laissée incapable de pousser la note.

En parallèle, elle avait commencé à faire les «bals québécois», l’équivalent des veillées d’ici, avec la musique traditionn­elle et du call.

Mme Brunel-Reeves mènera longtemps le groupe Les Maudzits Français. «J’ai commencé à faire cela sans avoir connaissan­ce du revivalism­e québécois, expliquait-elle au Devoir au journalist­e Yves Bernard. J’étais très isolée et je faisais de la musique tranquille dans mon petit coin de pays. Dans les années 1980, je venais au Québec et j’ai commencé à faire du collectage pour alimenter le répertoire des Maudzits Français », reconnaît-elle.

Francine Brunel-Reeves est revenue s’établir au Québec en 1991.

Chercheuse autodidact­e

En plus de la chanson et de la danse — elle a suivi entre 1984 et 1988 à la Sorbonne des cours d’ethnograph­ie de la danse traditionn­elle en tant qu’auditrice libre —, Francine Brunel-Reeves aura été une chercheuse passionnée.

«Son apport est important, c’était une grande bosseuse, raconte le cinéaste Jean-Nicolas Orhon, qui a passé presque deux ans à la suivre. Elle fouillait beaucoup, elle avait une vaste connaissan­ce du corpus des chansons traditionn­elles. »

Si elle était éduquée, Mme BrunelReev­es n’avait toutefois pas le titre officiel d’ethnologue. Mais son travail était rigoureux, témoigne Marc Bolduc, «avec le souci, surtout, de sauver les témoignage­s, les histoires, tout ce qui pouvait disparaîtr­e ».

Francine Brunel-Reeves, qui a toujours approché son travail avec humilité, a consacré plusieurs années de sa vie à l’étude d’un titre ancien, la complainte de La blanche biche, qui a connu de multiples versions au fil des décennies. «Elle en a fait sa spécialité, dit Marc Bolduc. Elle est partie des racines acadiennes [de la chanson], elle a écrit beaucoup là-dessus. C’est un champ étroit, mais elle en est devenue une experte.»

Dans l’article de Rabaska qui lui a été consacré en 2008, elle comparait son travail de recherche sur La blanche biche à «un travail de moine», à «l’archéologi­e de la parole, au petit pinceau. »

«Je me rappelle que, dans son salon, dit M. Bolduc, il y avait une affiche un peu humoristiq­ue qui disait “Il est interdit de faire le con dans cette maison”. Tu pouvais avoir du plaisir, mais fallait pas dire de niaiseries!»

Battante, féministe, passionnée, ces mots pour la décrire reviennent dans les différents écrits la concernant. «Malgré le fait qu’elle était toujours associée à son mari et ex-mari, c’était une femme qui est allée au-devant, qui a fait ses propres projets », souligne Marc Bolduc.

«Quand elle parlait de folklore et de tradition, elle disait que c’était ce qui restait quand la poussière retombe», se souvient Marc Bolduc

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FILMS CAMERA OSCURA Une image tirée du documentai­re Tant qu’il reste une voix, Jean-Nicolas Orhon, sur Francine Brunel-Reeves de

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