Le Devoir d’histoire Le 150e du départ des zouaves canadiens pour Rome
Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.
Le 19 février 1868, la foule rassemblée à la station de train Bonaventure, à Montréal, était en liesse. On était venu par milliers acclamer le départ pour Rome du premier détachement de zouaves canadiens, parmi lesquels se retrouvaient, disons-le d’emblée, surtout des Canadiens français. Ces jeunes combattants au drôle de nom souhaitaient s’enrôler comme volontaires dans l’armée… du pape !
À ce moment, la guerre embrasait l’Italie: Garibaldi et ses chemises rouges cherchaient à faire de Rome la capitale d’un pays unifié. Pour défendre les États pontificaux menacés, qui ne comprenaient plus alors que Rome et le Latium, les catholiques se mobilisèrent. De 1861 à 1870, près de 10 000 soldats d’un peu partout se joignirent aux armées papales. Hormis les Italiens, on distinguait dans les rangs de l’armée de Pie IX des soldats venus de France, d’Allemagne, d’Autriche, de Suisse, de Hollande, de Belgique, ainsi que… du Canada. Les Canadiens formaient d’ailleurs le seul groupe organisé de volontaires venus d’un autre continent que l’Europe.
Beaux, grands et forts
Les zouaves canadiens voulaient, selon leurs propres mots, verser leur sang pour le Christ. Mais ces croisés des temps modernes n’auront jamais fait la guerre. Arrivés trop tard, ils ne purent qu’assister à la capitulation de Rome, le 20 septembre 1870, après trois ans de siège.
Cela ne les a pas empêchés, de 1868 à 1870, d’accumuler les «victoires» sur une autre scène, celle de la diplomatie. On peut en effet comprendre l’expédition des zouaves pontificaux canadiens à Rome non seulement comme une croisade religieuse, mais aussi, en quelque sorte, comme une entreprise de diplomatie culturelle. Leur expédition a permis de faire connaître les Canadiens de langue française aux Européens à un moment où l’Europe les avait très largement oubliés. Le journaliste Joseph Tassé pouvait ainsi écrire, en 1870: «Plus que tous autres, nos zouaves ont contribué à rappeler au monde la colonie de Champlain. »
Conscient du rôle crucial qu’ils allaient jouer, Mgr Ignace Bourget, le très actif évêque de Montréal, avait pris soin de sélectionner de jeunes hommes appartenant à des familles aisées et détenant une certaine instruction. Les candidats n’étaient acceptés qu’à la condition de collecter 100$ dans leur paroisse, de manière à ce qu’ils soient reconnus comme les délégués de leur communauté. Ils devaient subir un examen médical afin de prouver leur solide constitution physique. Ils devaient en outre fournir un certificat de bonnes moeurs.
Pendant leur séjour à l’étranger, les volontaires avaient l’obligation de demeurer sous la tutelle de leurs aumôniers, lesquels veillaient à ce qu’ils maintiennent une conduite irréprochable. Ils devaient s’abstenir de tout geste ou parole qui pourraient nuire à la réputation de leur détachement et de leur nationalité. La moindre incartade, ne serait-ce qu’une visite au théâtre ou une beuverie, pouvait être sanctionnée par le renvoi des coupables. Bref, il leur était impérativement demandé de ne rien faire, pendant leur excursion, « qui puisse imprimer quelques tâches à cette divine religion et à cette aimable patrie dont vous êtes chargés de faire l’ornement et la gloire aux yeux des nations étrangères ».
Beaux, grands, forts, éduqués, vertueux et pieux, tels devaient être les jeunes Canadiens qui aspiraient à s’enrôler dans l’armée pontificale. Ils représentaient l’élite de la société canadienne de l’époque.
Une curiosité bienveillante
Arrivés par bateau au Havre ou à Brest, les premiers «soldats du pape» ne se gênaient pas pour traverser les villes où ils se trouvaient en brandissant leur drapeau. Blanc et entouré de franges d’or, ce drapeau arborait, d’un côté, les armes pontificales brodées en relief et, de l’autre, un castor et une fleur de lys avec la devise « Aime Dieu, et va ton chemin ».
Mais, comme ils n’avaient pas encore été acceptés officiellement dans le régiment des zouaves (ils ne le seront qu’à leur arrivée à Rome), les Canadiens ne pouvaient pas porter une arme ni revêtir l’uniforme de ce corps. Ils devaient se contenter de mettre un béret blanc et d’enfiler une tunique grise à plis, avec parements bleus, des pantalons retenus au-dessus du genou et de longs bas, un accoutrement qui leur donnait l’allure de garçons cuisiniers ou de boulangers.
On le devine, la traversée de ces individus bizarrement accoutrés ne passa pas inaperçue. Certains Français, intrigués, les prenaient pour des francs-tireurs des Vosges, tandis que d’autres s’imaginaient que ce devait être des membres de la Garde nationale mobile, créée en février 1868 afin d’oeuvrer au maintien de l’ordre intérieur. Une fois les badauds mieux renseignés, une curiosité bienveillante semble avoir enveloppé les voyageurs canadiens. On était encore au temps du Second Empire et le senti- ment anticlérical n’était pas virulent, ce qui explique une partie de la sympathie des gens pour un mouvement papiste.
De nombreux journalistes publièrent des articles chaleureux pour saluer la venue de Canadiens en sol français. Voyons à ce sujet le récit de leur première escale à Paris : « Paris a vu les zouaves canadiens, pendant deux jours […]. Les passants s’arrêtaient et demandaient: “Quels sont ces beaux jeunes gens, aux allures hardies et rapides, à la physionomie martiale, qui rappellent le type français, mais avec quelque chose de plus vigoureux et de primitif?” Alors quelqu’un répondait: “Ce sont des Canadiens; le plus âgé a trente ans, le plus jeune dix-sept; ils ont traversé l’Atlantique, au
«Paris
a vu les zouaves canadiens, pendant deux jours […]. Les passants s’arrêtaient et demandaient : “Quels sont ces beaux jeunes gens, aux allures hardies et rapides, à la physionomie martiale, qui rappellent le type français, mais avec quelque chose de plus vigoureux et de primitif ?” Alors quelqu’un répondait : “Ce sont des Canadiens ; le plus âgé a trente ans, le plus jeune dix-sept ; ils ont traversé l’Atlantique, au nombre de 157, pour aller offrir à Pie IX leurs bras, leur courage, leur vie.” À ces mots, bien des têtes se découvraient et bien des bouches murmuraient : “Salut aux fils de l’ancienne France !” […] Aussi tout le monde voulait les voir, les braves volontaires canadiens, » quand ils sortaient de leur hôtel Fénelon, situé près Saint-Sulpice, dans la rue Pérou.
La Semaine des familles, 21 mars 1868
nombre de 157, pour aller offrir à Pie IX leurs bras, leur courage, leur vie.” À ces mots, bien des têtes se découvraient et bien des bouches murmuraient: “Salut aux fils de l’ancienne France!” […] Aussi tout le monde voulait les voir, les braves volontaires canadiens, quand ils sortaient de leur hôtel Fénelon, situé près Saint-Sulpice, dans la rue Pérou.» (La Semaine des familles, 21 mars 1868)
Dans chaque ville où les volontaires canadiens mirent pied, l’accueil fut plus que cordial. Quand on apprenait qu’ils venaient du Canada et qu’ils se dirigeaient vers Rome pour défendre le pape, les têtes se découvraient et des cris d’encouragement fusaient. Des réceptions furent organisées en leur honneur et des discours impromptus furent prononcés afin de souligner leur héroïque périple. Des poèmes furent composés afin de chanter leurs louanges. Le cri «Vive le Canada ! » retentit, lors de certains toasts.
Bref, les volontaires canadiens firent, comme l’avait espéré Mgr Bourget, forte impression. Les Français qui eurent le bonheur de s’entretenir avec eux furent agréablement surpris de la qualité de leur langue. Dans ses Souvenirs de voyage d’un soldat de Pie IX (1881), C. E. Rouleau se rappelle: «Avant ce beau mouvement des zouaves, le Canada était tellement négligé et tellement ignoré que la plupart des Européens ne connaissaient même pas notre langage. Quelques-uns croyaient que nous parlions l’anglais, d’autres l’iroquois, le huron, le montagnais ou le micmac, en général un jargon sauvage à nous seuls connu. […] Aussi, quelle ne fut pas la surprise des Français, surtout, d’entendre parler, par les zouaves canadiens, la véritable langue du siècle de Louis XIV, de les voir adorer le même Dieu qu’eux, vivre et dormir comme eux! Ils restèrent ni plus ni moins épatés, comme dirait le zouave pontifical. »
Les descriptions des journaux insistaient aussi sur la force physique, l’entrain, la moralité et la bienséance des voyageurs. En fait, situation un peu cocasse, ce sont parfois les Français qui parurent grossiers, ignorants, bigots et superstitieux, plutôt que l’inverse. Louis Dussault fut obligé de passer plusieurs semaines en Bretagne. Dans le journal qu’il tint pendant son séjour, on peut lire: «Le paysan breton est sauvage et ignorant, mais très chrétien. […] La pauvreté règne partout. L’on se trouve pauvre en Canada, mais si on était obligé de vivre comme eux, je ne sais pas ce que nous ferions. L’ignorance est à son comble dans les campagnes.» Aux yeux de l’ancien élève du collège classique, venu d’une bonne famille de Donnacona, les Français du nord faisaient bien pitié !
Des ambassadeurs sans le titre
Pour la première fois, grâce à l’expédition des zouaves, des groupes importants de Canadiens bravèrent les risques et les coûts du voyage et parcoururent le vieux continent. Le passage de ces près de 500 Canadiens fut une révélation pour plusieurs Français. Ces derniers découvraient à travers les soldats dont ils faisaient la connaissance un Canada que l’on avait très largement oublié.
Une fois rendus à Rome, les volontaires canadiens ont continué à vanter les beautés et les richesses de leur patrie. Les discussions entamées avec des camarades de différentes nationalités ont permis, encore une fois, de faire connaître ce qu’il était advenu de la NouvelleFrance. Selon cer tains, ces conversations et ces rencontres auraient même davantage fait pour encourager l’émigration transatlantique que l’ensemble des brochures et des délégations du gouvernement du Québec! Adolphe-Philippe Caron, ministre de la Milice, confirmait cette influence en 1880, dix ans après le retour des zouaves : « Le mouvement de nos zouaves, leur passage à travers la France, leur séjour en Italie ont contribué dans une grande mesure à attirer les regards de l’Europe sur nous, sur notre pays, et vous avez ainsi rendu au Canada un ser vice qu’il ne peut oublier. »
Bien entendu, il serait charrié de prétendre que la simple présence des zouaves canadiens en Europe, et en particulier en France, a suffi à éveiller un intérêt pour le Canada. Il reste que si le Canada et le Québec ont commencé à exister dans la conscience européenne, la chose est en partie imputable à l’attention suscitée par les multiples escales (Brest, Paris, Lyon, Marseille, Rome) des sept détachements de volontaires canadiens, entre 1868 et 1870. Il est regrettable que l’on n’ait pas pris la mesure de cette diplomatie culturelle, jusqu’ici largement passée sous silence dans les travaux portant sur les relations France-Québec au XIXe siècle.
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