Portrait de Poutine en poupée russe
Mikhail Zygar décrit un homme à la veille de son quatrième mandat sans idéologie ni véritable projet pour la Russie
«Un pays fort. Un candidat fort.» On l’aura compris, à six semaines à peine des élections qui devraient reporter au pouvoir pour un quatrième mandat de suite le président Vladimir Poutine, on n’en saura pas plus sur les projets de celui qui dirige la Russie d’une main de fer depuis 18 ans. «Poutine, c’est la Russie et la Russie, c’est Poutine, dit le journaliste Mikhail Zygar. C’est à peu près ça le programme de Poutine. Rien de plus et rien de moins. En 18 ans, l’homme en est venu à s’identifier totalement à son pays, et son entourage n’imagine pas un seul instant que la Russie puisse se passer de lui.»
Pour l’ancien directeur de l’unique chaîne indépendante de la télévision
russe, Dozhd, disparue en 2015, cette campagne, comme toutes les autres d’ailleurs, est une fiction. «Cela ne veut pas dire qu’elle ne sera pas intéressante, dit-il. Mais les candidats qui peuvent se présenter sont choisis par le pouvoir. Personne ne se fait vraiment d’illusions sur l’issue du scrutin. »
Dans un livre fondé sur des dizaines d’entrevues et qui sort ces
jours-ci en français (Les hommes du Kremlin. Dans le cercle de Vladimir
Poutine, Cherche midi), Zygar décrit un tsar aux mille visages, fait de la multitude de conseillers, d’économistes, de courtisans, d’espions et d’hommes de main qui sont dans son orbite. Car pour Zygar, il n’y a pas un Vladimir Poutine, mais plusieurs, et ils varient selon les époques et la façon dont ils s’entourent.
«Cela fonctionne un peu comme la cour d’un roi, dit-il. Dans cette cour, chacun dit ce qu’il a à dire, mais tous se regardent en chiens de faïence et essaient surtout de deviner ce que pense Poutine. Souvent, il ne pense rien. Une partie de son aura consiste d’ailleurs à laisser penser qu’il suit un plan alors qu’il n’en a pas. »
Dans cette bureaucratie, les services secrets, le FSB, jouent un rôle central. Comme Nicolai Patrouchev, son directeur actuel, que Zygar décrit comme «la personnalité publique la plus sous-estimée de Russie ». Patrouchev a été au coeur de plusieurs opérations délicates, comme l’annexion de la Crimée. C’est lui qui avait défini les membres du FSB comme les représentants d’une « nouvelle noblesse russe». «Si le FSB joue un rôle central, il est loin d’être seul et, surtout, il ne contrôle pas tout, dit Zygar. C’est beaucoup plus compliqué que ça. »
Un libéral devenu antiaméricain
Patrouchev serait cependant un des rares à être autorisés à évoquer publiquement la «conspiration mondiale» contre la Russie dont Poutine s’est progressivement convaincu avec le temps, écrit Zygar. Pourtant, le premier Poutine était proche des libéraux, dit-il. Il était l’ami de Tony Blair. Il a même envisagé d’intégrer l’OTAN. Mais de désillusion en désillusion, son électorat a changé. Il s’est déplacé des classes moyennes supérieures vers les couches les plus défavorisées, dit Zygar. «Un peu comme les électeurs de Trump ont la nostalgie de la grandeur de l’Amérique, les partisans de Poutine ont une certaine nostalgie de celle de la Russie ou de l’URSS. Pour eux, affronter l’Amérique, c’est un peu comme un match de hockey.»
Cet antiaméricanisme s’est construit progressivement, dit Zygar. Mais il s’est vraiment consolidé avec les printemps arabes. «Pour Poutine, ce qui est arrivé en Tunisie, en Égypte et en Libye a vraiment été un choc. Ça ne pouvait être qu’un coup des Américains. Lors des manifestations de 2011 et 2012 en Russie, il s’est convaincu que Washington n’attendait rien d’autre qu’un printemps russe.»
Cet antiaméricanisme fait aujourd’hui office d’idéologie officielle. L’homme s’est d’ailleurs toujours construit en identifiant un ennemi extérieur, à commencer par la Tchétchénie. Sa soudaine popularité date d’ailleurs de la seconde guerre de Tchétchénie, au moment de son accession à la présidence.
Faut-il pour autant penser que, lors des dernières élections américaines, les services secrets russes ont joué le rôle tout-puissant qu’on leur prête dans la presse? «Je ne crois pas que
La Russie demeure un colosse aux pieds d’argile. Sa position ne repose sur aucune force économique. MIKHAIL ZYGAR
les geeks russes aient le pouvoir de manipuler une élection américaine. Mais ce mythe fait l’affaire de tout le monde. Des démocrates et de la gauche américaine, qui évitent ainsi de chercher les causes de leur défaite. Mais surtout de Poutine luimême, qui passe pour un grand stratège et l’homme le plus puissant de la planète. »
Quel successeur ?
Pour Zygar, le prochain mandat sera celui de la succession. Dès le 19 mars, dit-il, les proches de Poutine n’auront qu’une idée en tête: trouver un successeur. De l’ancien président Medvedev au maire de Moscou, Sergueï Sobianine, en passant par le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, les rumeurs sur d’éventuels prétendants ne manquent pas.
«Je crois que l’on cherchera quelqu’un qui permettra à Poutine de continuer à tirer les ficelles parderrière. Du moins un certain temps.» Après 24 ans au pouvoir, Poutine aura battu alors Lénine et égalé Nicolas II! Les luttes de clans auraient déjà commencé, comme le laisse penser la condamnation à huit ans de prison de l’ancien ministre des Finances Alexei Oulioukaiev.
Selon Zygar, si Poutine a remis son pays dans le jeu diplomatique, la Russie demeure «un colosse aux pieds d’argile, dit-il. Sa position ne repose sur aucune force économique. La Russie ne vit que sur ses redevances pétrolières et gazières, dont elle distribue une petite partie à la population pour qu’elle garde la tête hors de l’eau».
Parmi les motifs qui provoquent le plus d’insatisfaction, bien avant le niveau de vie, Zygar cite le fonctionnement de la justice. «C’est un système qui ne fonctionne que pour une seule classe. Toujours la même. La Russie laisse juste assez de liberté d’opinion pour sauver les apparences. J’imagine cependant que, si l’on supprimait la liberté qui existe aujourd’hui sur Internet, les jeunes qui l’ont toujours connue se révolteraient. »
Comme la presse lui est fermée, Mikhail Zygar a décidé de s’intéresser à l’histoire. Son dernier livre (pas encore traduit) porte sur 1917.
Dans le prolongement du livre, sur les médias sociaux, il explore avec de jeunes historiens la richesse de cette époque qui a connu, entre février et octobre 1917, la première république russe.
Il s’intéresse notamment à la façon dont apparaît une société civile, dit-il. Celle qui fait encore si cruellement défaut à la Russie.