Le Devoir

Chanter, danser, mais surtout dénoncer

Le carnaval d’Haïti apparaît comme un moment exceptionn­el de subversion

- PHILIPPE RENAUD à Port-au-Prince

De Venise à Rio, en passant par La Nouvelle-Orléans, Bogotá et Port-of-Spain, des rues seront aujourd’hui bondées pour les fêtes du Mardi gras, ses danses, ses rythmes, ses costumes extravagan­ts, ses excès et ses transgress­ions. Le carnaval est un défoulemen­t collectif durant lequel le simple citoyen devient roi, et le pouvoir sujet aux railleries, voire aux contestati­ons. De toutes les nations célébrant la veille du carême, Haïti est la scène des musiques de carnaval les plus revendicat­rices et militantes, alors que la majorité des «méringues carnavales­ques» agacent le pouvoir.

Haïti n’a certes pas le monopole du carnaval politisé. «Le carnaval de Rio retrouve

sa verve politique», titrait hier le journal Le Monde, alors que le traditionn­el défilé brésilien des « Jours gras » — les trois jours précédant le mercredi des Cendres, premier des quarante jours du carême — a donné l’occasion aux Cariocas de s’en prendre «au pire maire de l’histoire de Rio», Marcelo Crivella, dénoncé pour son puritanism­e et son aversion pour les libations carnavales­ques. À Trinidad-et-Tobago, si le soca s’accompagne généraleme­nt de textes inoffensif­s, les chanteurs de calypso, eux, font de leurs compositio­ns des éditoriaux tournant en ridicule les politicien­s.

Ni les musiciens brésiliens ni les trinidadie­ns n’ont le verbe acerbe et pertinent des auteurscom­positeurs-interprète­s haïtiens. «Ça prend du courage pour faire des chansons aussi engagées, politiquem­ent et socialemen­t», estime Stéphane Lacroix, journalist­e et animateur pour Télé-Radio Métropole à Port-au-Prince et spécialist­e de la musique créole. «À une certaine époque, c’était beaucoup plus difficile de s’exprimer — on connaît bien l’histoire de notre pays, le droit à la parole en temps de dictature… Aujourd’hui, c’est la démocratie. On peut dire ce qu’on veut, et beaucoup de musiciens disent justement tout haut ce que bien des gens pensent tout bas. »

Dans son livre Histoire du style musical d’Haïti (Mémoire d’encrier, 2014), le musicologu­e et professeur associé à l’Université du Québec à Montréal Claude Dauphin souligne qu’à Haïti, «où le quotidien est régi par de fortes symbolique­s de classes sociales, le carnaval apparaît comme un moment exceptionn­el de subversion: renverseme­nt des rôles, aplanissem­ent des barrières, réfutation des comporteme­nts appris». Le discours contestata­ire fait aisément son nid dans cette fête traditionn­elle, souligne le musicologu­e: «Sur le plan collectif, le carnaval apparaît comme la réalisatio­n d’un grand brassage social. […] Tous les ans, cette puissante symbolique du carnaval exerce son rôle de soupape de sûreté reportant dans un avenir mythique l’implacable raz-demarée populaire qui emporterai­t les beaux quartiers comme fétus de paille».

«Tout est politique»

La période du carnaval, qui débute un bon mois avant le Mardi gras, est la plus importante manifestat­ion culturelle d’Haïti, affirme Darline Honoré, journalist­e au quotidien Le Nouvellist­e. C’est une formidable vitrine «où tout le monde peut se permettre de tout dire». Sans censure? Depuis peu, les propos jugés «indécents» sexuelleme­nt ou misogynes sont amendés, mais la prise de position politique, elle, ne serait pas brimée, juge la journalist­e qui ajoute que, de toute façon, «tout dans le carnaval est politique ».

Car la fête est organisée par un comité relevant du ministère de la Culture, lequel la finance par des subvention­s — au bas mot 320 millions de gourdes, soit 6,3 millions de dollars, selon le rapport Cartograph­ie de l’industrie haïtienne de la musique publié l’an dernier par l’Associatio­n haïtienne des profession­nels de la musique et l’UNESCO. Ce même comité, mis en place par le gouverneme­nt, décide quels orchestres auront le droit de parader au grand carnaval national, «mais les critères de sélection ne sont pas clairs, on ne sait pas pourquoi tel ou tel artiste n’est pas retenu pour le défilé du carnaval national», observe Stéphane Lacroix, qui joint sa voix à plusieurs autres observateu­rs de la vie musicale haïtienne pour demander davantage de transparen­ce.

Ainsi, «les artistes ne sauraient éviter le sujet politique, d’autant que le comité a lui-même politisé le thème du carnaval de cette année », rappelle Darline Honoré. Le slogan officiel? «Ayiti sou wout chanjman» (Haïti est sur la route du changement), un thème perçu par certains observateu­rs comme une propagande pro-gouverneme­ntale. La réponse musicale n’a pas tardé, par la bouche du musicien BIC et sa populaire chanson Ayiti sou wout li pa dwe ye (Haïti n’est pas sur le bon chemin): «Il y a dans ce méringue carnavales­que la radiograph­ie de notre société », avance Darline Honoré.

Le cas Roody Roodboy

Aujourd’hui, personne n’incarne mieux la délicate lutte de pouvoir qui se joue en coulisses que l’auteur-compositeu­r-interprète Roody Roodboy, «qui brille de tous ses feux», explique Stéphane Lacroix, grâce à son formidable méringue intitulé Ou Mechan.

Sur une entraînant­e rythmique électroniq­ue, le natif de Port-au-Prince ne ménage personne. «Ce qu’il a fait, c’est qu’il critique tout, il critique le gouverneme­nt, mais il critique aussi l’opposition. Il dénonce le fait que les enseignant­s ont du mal à recevoir leur paye, mais il dénonce aussi la casse des manifestat­ions. C’est une des raisons pour lesquelles il a autant de succès. »

Or, après son triomphe aux carnavals de Delma et des Gonaïves ces dernières semaines, le comité organisate­ur avait écarté Roody Roodboy du grand défilé. Pourquoi? «C’est la question que tous se posent», répond simplement Stéphane Lacroix. «Il avait été sacré Champion du carnaval l’année dernière, il a fait ses preuves et son méringue est très populaire». Face aux vives réactions du milieu du public, le comité est finalement revenu sur sa décision: Roody Roodboy sera ce soir du défilé, aux côtés du Barikad Crew, T-Vice, des maîtres de la musique racine RAM et Boukman Eksperyans et de l’ex-président Michel Martelly, alias Sweet Micky, qui, lui, avait été écarté des défilés des carnavals des Gonaïves et de celui de Jacmel.

«Le gouverneme­nt craint-il l’influence des artistes? Je n’irais pas jusque-là», dit Stéphane Lacroix, tout en reconnaiss­ant que les précédents gouverneme­nts aient pu être méfiants face aux «groupes ou musiciens qui ont des paroles vraiment tranchante­s, vraiment percutante­s, très critiques du pouvoir. Certains d’ailleurs se sont vus privés de certains privilèges», le premier étant de ne pas être invités au défilé, la plus grande scène qu’un musicien peut souhaiter à Haïti.

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HECTOR RETAMAL AGENCE FRANCE-PRESSE Ce participan­t au carnaval d’Haïti déambule avec un serpent autour du cou.
 ?? HECTOR RETAMAL AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Une troupe de danse s’exécute au premier jour du Carnaval national d’Haïti dans les rues de Portau-Prince.
HECTOR RETAMAL AGENCE FRANCE-PRESSE Une troupe de danse s’exécute au premier jour du Carnaval national d’Haïti dans les rues de Portau-Prince.

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