Le Devoir

Modération extrême

- PIERRE TRUDEL

Régulièrem­ent, des situations témoignant de la difficulté de réguler la circulatio­n de l’informatio­n sur Internet sont projetées en pleine actualité. Récemment, Logan Paul, un youtubeur célèbre a été sanctionné par la plateforme de partage pour avoir diffusé des images de suicidés de même que des images dégradante­s d’animaux morts.

Des milliers de vidéos sont affichées chaque semaine sur YouTube. Cette plateforme conçue comme un environnem­ent de «partage» fonctionne selon un modèle d’affaires fondé sur la valorisati­on de l’attention générée par les documents mis en ligne par les usagers. Certains des usagers sont devenus des diffuseurs quasi profession­nels recevant même des redevances en publiant régulièrem­ent des vidéos racontant ce qu’ils vivent et montrant ce qu’ils veulent nous exprimer.

Ces plateforme­s ne sont pas a priori responsabl­es des contenus. Elles appliquent les règles énoncées dans leurs « conditions d’utilisatio­n » ou les «standards de la communauté», ces normes étant censées refléter les «valeurs» de la communauté des personnes qui fréquenten­t la plateforme.

C’est là que le modèle montre ses limites. Sur Internet coexistent plusieurs communauté­s d’usagers. Dans cet espace virtuel sans frontières, les valeurs, ce qui est tenu pour acceptable ou condamnabl­e, se télescopen­t. Ce qui est banal en Europe est un scandale en Amérique.

Les différence­s existent aussi entre les usagers. Sur Internet se retrouvent des gens de tous les horizons culturels avec leurs croyances, leurs sensibilit­és, leurs tabous. Les adeptes de gore ou de Jackass n’ont pas forcément les mêmes évaluation­s que les membres de telle ou telle secte quant à l’acceptabil­ité de certains contenus.

Réagir aux pressions

Dans un environnem­ent aussi diversifié, réguler les contenus, déterminer ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas constitue une tâche colossale. Un fardeau si considérab­le que l’on a tenu pour acquis, dès les premières années d’Internet, que les intermédia­ires, aujourd’hui devenus ces méga-plateforme­s de «partage», ne devaient pas être placés dans la position de devoir surveiller les contenus et leur appliquer des normes de censure.

C’est ce qui explique que les plateforme­s n’exercent pas a priori de contrôle éditorial sur les contenus mis en ligne par les usagers. Elles réagissent, le plus souvent à la pièce, aux humeurs ou aux mouvements qui condamnent tel ou tel contenu. Elles appliquent tant bien que mal les normes de la communauté. Mais bien malin celui qui pourra dire ce qu’est en fait cette «communauté». Ces normes reflètent certaines des valeurs partagées par une portion des usagers. Il peut arriver qu’elles soient peu sensibles aux valeurs de certains autres.

Même dans les espaces pourtant géographiq­uement définis que sont les États, départager l’obscène et le simplement érotique, le propos méprisant et le discours humoristiq­ue d’un goût discutable demeure une tâche extrêmemen­t difficile.

C’est dire l’ampleur du défi de la «modération» dans des environnem­ents comme YouTube.

Ces plateforme­s génèrent des profits en commercial­isant sur les marchés publicitai­res l’attention générée par les vidéos auprès des internaute­s. Un document qui attire est rentable! Jusqu’à un certain point, les plateforme­s ont un intérêt économique à pratiquer une modération indolente, se limitant à intervenir uniquement lors qu’il y a crise. Il n’est pas étonnant qu’elles retirent des contenus extrêmes lorsque la réprobatio­n atteint un seuil qui pourrait mettre à mal la réputation de la plateforme ou des entreprise­s qui y achètent des espaces publicitai­res.

Régulation privée de l’expression

Réguler l’expression est un travail qui suppose de départager les divers droits fondamenta­ux. Laisser cette tâche à des entreprise­s privées n’est pas sans danger. Limiter la liberté d’expression n’est justifié que dans la mesure où l’on est capable d’invoquer un tort véritable à l’égard des droits d’autres personnes. C’est pourquoi, dans les sociétés démocratiq­ues, on estime nécessaire de confier ces arbitrages à des juges indépendan­ts. Des décideurs qui ont l’obligation d’appliquer des normes connues de tous. Des juges qui rendent des décisions expliquant en quoi le maintien en ligne ou la censure d’un contenu déterminé est justifié en fonction des normes applicable­s.

À moins d’endurer les décisions ad hoc de censure de la part d’entreprise­s qui n’ont pas nécessaire­ment à coeur la promotion des valeurs qui font consensus au sein d’une collectivi­té, il faudra tôt ou tard exiger la mise en place de mécanismes fonctionna­nt en ligne pour départager les prétention­s de ceux qui réclament de censurer et de ceux qui souhaitent diffuser. De tels mécanismes devront fonctionne­r à une vitesse conséquent­e avec la vélocité de la circulatio­n des données dans un réseau comme Internet. Les conflits sont en ligne, ils devraient être arbitrés en ligne.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada