Le Devoir

Difficile de sortir de la prostituti­on

Seul un tiers des femmes y parviennen­t à la première tentative

- ANNABELLE CAILLOU

La série Fugueuse a eu l’effet d’un électrocho­c au Québec, levant le voile sur la réalité des adolescent­es qui tombent dans l’exploitati­on sexuelle. Recrutées à un jeune âge, les travailleu­ses du sexe peinent aussi dans la vraie vie à se réintégrer dans la société, n’ayant aucune expérience de travail autre que sexuelle.

« Fugueuse dépeint bien la réalité. On va les chercher quand elles sont jeunes, à 1415 ans. Comment peuvent-elles ensuite se réinsérer dans la société si elles n’ont pas de diplôme d’études secondaire­s et que leur CV est complèteme­nt vide ? C’est un cercle vicieux », déplore Richard Poulin, professeur émérite de sociologie à l’Université d’Ottawa.

Sur le terrain, les inter venants lui donnent raison. Seules 35 % des femmes qui cherchent à sortir de la prostituti­on réussissen­t à le faire dès leur première tentative, d’ après la Concertati­on des luttes contre l’exploitati­on sexuelle (CLES).

Ce regroupeme­nt est l’un des rares à soutenir les femmes qui veulent sortir du milieu, leur apportant un accompagne­ment juridique, psychologi­que ou de l’aide pour trouver un logement et un emploi. Il ne bénéficie toutefois d’aucun appui financier constant de la part de Québec ou d’Ottawa, n’obtenant que des subvention­s ponctuelle­s pour certains projets.

« Comment peuvent-elles ensuite se réinsérer dans la société si elles n’ont » pas de diplôme d’études secondaire­s et que leur CV est complèteme­nt vide ? Richard Poulin, professeur de sociologie à l’Université d’Ottawa

Besoins à la hausse

Or, depuis la dif fusion de Fugueuse sur TVA, la CLES s’avoue « débordée », recevant trois fois plus d’appels que d’ordinaire. « Des jeunes filles qui se questionne­nt, des parents inquiets, des femmes qui ont déjà été dans l’industrie du sexe et pour qui la série ravive des traumatism­es dont elles veulent parler », raconte la directrice de l’organisme, Martine B. Côté.

À son avis, les gouverneme­nts devraient créer des services pour aider les femmes qui souhaitent quitter le milieu. « Ça ne suffit pas de décourager les clients en leur donnant des contravent­ions, il faut offrir une voie de sortie aux femmes », lance-t-elle.

Depuis 2015, acheter des ser vices sexuels est interdit au Canada. La prostituti­on, elle, reste par contre légale. « L’avancée, c’est qu’avant on punissait la sollicitat­ion des femmes, on ne les voyait pas comme des victimes ; maintenant, on s’attaque aux clients », précise M. Poulin, qui regrette que le Canada n’adopte pas de politiques strictes pour abolir la prostituti­on.

Mais difficile d’adopter une politique cohérente sur la prostituti­on sans connaître l’étendue du problème.

« C’est un phénomène en constant changement, surtout avec Internet, c’est moins visible. La prostituti­on, c’est quelque chose de clandestin par définition, donc difficile de recueillir des données exactes », fait remarquer Delphine Huard, intervenan­te pour le Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel ( Calacs) Coup de coeur de Joliette.

L’organisme a reçu cette année une subvention de Québec pour élaborer un premier programme de lutte contre l’exploitati­on sexuelle. Ces 50 000 dollars permettron­t de dresser un portrait de la situation dans la région avant de mettre en place un programme de prévention.

Une question d’égalité

« Dans un monde d’égalité entre hommes et femmes, la prostituti­on n’existerait juste pas », affirme de son côté Florence Montreynau­d. L’auteure française vient de publier le mois dernier le livre Zéroma

cho, qui est aussi le nom d’un réseau internatio­nal d’hommes engagés contre la prostituti­on qu’elle a lancé en 2011.

Partie à la rencontre d’hommes ayant déjà payé pour un service sexuel, Mme Montreynan­d a constaté que la plupart d’entre eux n’en avaient retiré aucune satisfacti­on sexuelle, mais plutôt un plaisir de domination.

« La prostituti­on, ce n’est pas juste une question de désir sexuel, c’est surtout un problème d’hommes et de pouvoir masculin. Ils recherchen­t un sentiment de puissance, de domination sur la femme », explique-t-elle.

Et cette idée sur vient dès l’enfance, en fonction de l’éducation de chacun et de la société dans laquelle on évolue.

« On se dit que c’est normal, que c’est un besoin des hommes d’assouvir leurs désirs sexuels. […] C’est ainsi que j’ai été éduquée: avec l’idée que la prostituti­on est un mal nécessaire, le plus vieux métier du monde, qu’elle évite les viols », écrit-elle dans son livre.

Il faudrait transmettr­e dès l’enfance des valeurs plus égalitaire­s, expliquer à l’école que l’exploitati­on sexuelle est « une violence contre les femmes ».

« La preuve en est, les prostituée­s ne ressentent pas de désir. Avoir un rapport sexuel avec une personne qui n’a pas de désir, ce n’est pas normal », poursuit-elle.

Loin de baisser les bras, Mme Montreynau­d rappelle que « des décennies de pédagogie féministe ont réussi à rendre inacceptab­les le harcèlemen­t sexuel, la violence conjugale ou le viol : il peut en aller de même pour la prostituti­on, dernière des violences sexuelles contre les femmes où les victimes sont pénalisées et les auteurs, impunis ».

 ?? CHARLY TRIBALLEAU AGENCE FRANCE- PRESSE ?? Depuis la diffusion de la télésérie Fugueuse, la Concertati­on des luttes contre l’exploitati­on sexuelle s’avoue « débordée », recevant trois fois plus d’appels que d’ordinaire.
CHARLY TRIBALLEAU AGENCE FRANCE- PRESSE Depuis la diffusion de la télésérie Fugueuse, la Concertati­on des luttes contre l’exploitati­on sexuelle s’avoue « débordée », recevant trois fois plus d’appels que d’ordinaire.

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